Les visages de Golem #1: auto-portraits, conversations croisées
Le 7 octobre et ses déflagrations ont joué le rôle d’un révélateur pour l’expérience juive. Dans cette conversation croisée, Lucie, Mathilde et Ivan explorent leurs rapports au judaïsme avant et après le 7 octobre et les changements dans leur rapport au judaïsme, au militantisme et à Israël que les récents évènements opèrent en eux.
Cet entretien est le premier d’une série qui a pour vocation de dessiner une fresque collective des Juives et Juifs de gauche. Ces portraits pourront prendre différentes formes. Ici, une conversation croisée.
Il s’est tenu le 30 mai 2024, quelques jours avant les élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale.
Lucie : On voulait commencer notre série de portraits par une discussion partagée. Deux femmes et un homme. Et on voulait aussi mêler des récents et des anciens de Golem. Toi Ivan tu es arrivé à la mi-avril. Et toi Mathilde ?
Mathilde : Moi je suis une Middle Class de Golem : je suis arrivée début janvier.
Ivan : Ah ouais, la chance.
Lucie : Donc aucun de nous n'est du Canal Historique des Invalides. Moi je suis arrivée à Golem le 24 décembre par mon cousin. On était en train de fêter Noël en bons mécréants…
Mathilde : Français…
Lucie : Oui voilà. J'ai 54 ans. J'ai toujours vécu à Paris où je suis née. Je réalise des documentaires. Je n'ai jamais milité mais je suis issue d'une famille de gauche. Ma mère était juive de Tunisie. Mon père ne l’était pas mais il l’était presque plus que ma mère ; j’ai souvenir de lui nous bénissant sous le châle de prière à Pâques. Tout était très mélangé : la Tunisie, le chant du muezzin à côté de la synagogue… Mon rapport au judaïsme et à la judaïté à toujours été présent culturellement. Et puis un événement important : quand j'ai eu 20 ans j'ai été assistante de mon oncle qui est réalisateur de documentaires et qui a fait un film sur l'antisémitisme dans le monde. Je l'accompagnais partout et j'ai été systématiquement pointée comme ‘La Juive’ par tous ces antisémites. Et donc j'ai dit « OK, je suis juive, très bien ».
Mathilde : J'ai 34 ans. Je suis illustratrice, graphiste et travaille aussi en décoration pour le cinéma. Dans ma famille du côté maternel, ce sont des juifs d’Algérie arrivés après guerre en 62. Notre judéité a toujours été présente de façon diffuse par les fêtes, la culture, le shabbat chez mes grands parents. Par ailleurs, j'ai toujours eu le sentiment (et on me l'a inculqué je pense très tôt) que c'était quelque chose dont il ne fallait pas parler car ça pouvait être dangereux. J’ai commencé les cours au Talmud Torah vers 10 ans car une amie m'avait invitée à sa première communion à l'Église et j'avais adoré. J’ai dû faire ce jour-là la rencontre d’une forme de collectif. Je pense que ce qui m'a touchée, c’est le fait de faire corps, faire choeur (et coeur ?) - d’être ensemble. C'est quelque chose qui m’est très cher. Je suis rentrée chez moi en disant que j'allais faire ma première communion. Ma mère m'a dit que chez nous, ce serait plutôt la Bat Mitzvah. Et c'est comme ça que j'ai mis un pied dedans.
Lucie : Tu as déjà milité avant ?
Mathilde : J’ai fréquenté les mouvements sociaux et manifestations sans militer dans aucun groupe.
Ivan : Pour moi aussi c'est la première fois. Je suis né en région parisienne, il y a 27 ans et j'ai grandi à Lyon avant de revenir ici après mon bac afin de poursuivre des études en droit qui m’ont mené au métier d’avocat. Mon père est originaire d'Algérie, ma mère est née en Roumanie. Donc j'ai grandi un peu à l'intersection de ces cultures.
Lucie : Ta mère est juive de Roumanie ?
Ivan : Oui. Mes grands-parents et ma mère ont fui en en Israël en 73, ils ont été « achetés » par Israël, comme le raconte le livre de Sonia Devillers.
Mathilde : J'ai lu le livre il y a quelques mois et j'ai découvert cette histoire que je ne connaissais pas du tout...
Ivan : Ce livre décrit très bien l’histoire de ma famille maternelle. À la différence de celle de Sonia Devillers, qui a pu fuir la Roumanie en ayant fait l’objet d’un troc contre des animaux (organisé par le « passeur » Henry Jacober), la mienne a été directement cédée à Israël par l’État roumain contre la somme de 10.000 dollars. Je conçois que ces termes puissent heurter notre sensibilité mais ils décrivent une réalité tangible qu’il faut savoir confronter : les Juifs de Roumanie ont été marchandés par un État sans scrupules. L’aspect plus positif de ce triste récit, c’est qu’Israël a énormément entrepris pour sauver les Juifs de Roumanie et leur offrir des perspectives de vie plus reluisantes. Mais dans l’ensemble, cette affaire a surtout provoqué beaucoup de souffrances car mes grands-parents avaient déjà essayé de fuir à plusieurs reprises leur pays, sans succès. Cette histoire est un vrai traumatisme. Elle a ravagé mes grands-parents et continue, dans une moindre mesure, de produire ses effets sur leurs enfants et petits-enfants. Ma grand-mère est décédée l'an dernier. Je l’aimais énormément. J’ai un immense respect et beaucoup de gratitude pour elle et mon grand-père. Mais leur héritage, c'est quand même beaucoup d'anxiété.
Lucie : Et par rapport à la Shoah ?
Ivan : Il y a deux axes de souffrance : il y a la Shoah d’abord, puis le communisme ensuite. Et ces deux histoires très difficiles se sont cumulées. Ma grand-mère a été déportée dans un camp de concentration dans le sud de l’Ukraine, à Moguilev-Podolski. Elle était très jeune, elle avait 8 ans, et elle a survécu. Mon grand-père n’a pas été déporté parce qu'il vivait dans une région de la Roumanie, Galati, qui a été relativement épargnée par les déportations systématiques. Mais il y a eu la Shoah par balles dans sa zone de résidence. Les exactions commises contre les juifs de Roumanie, notamment par les Roumains, ont été vraiment terribles.
Lucie : Et toi, à quel âge tu as conscience de ça ?
Ivan : Hyper jeune. Et ça a complètement pris le pas sur mon héritage algérien qui n'est pas un héritage facile non plus. Parce que comme pour toi Mathilde, ils ont dû fuir en 62 et ça a été terrible. Ils ont été complètement déracinés. Mais malgré tout chez mes grands-parents : du côté paternel, on se marrait, ça vivait. Chez mes grands-parents maternels ça ne rigolait pas. J'étais conscient et obsédé par cette histoire très jeune. Et contrairement à toi Mathilde, quand j’étais enfant je ne taisais pas du tout le fait que j'étais juif, je le disais à tout le monde. Parfois, c'était même la première chose que je disais à des gens que je rencontrais. C'était même gênant, complètement inadapté. Quand j’avais 7 ans je parlais de la Shoah à tout le monde.
Lucie : Tu en rêvais ?
Ivan : Oui j’en ai beaucoup rêvé. Je pense aussi que j'ai vu des scènes de films que je n'aurais pas dû voir à cet âge. Mais ce n'est pas la faute de mes parents, c'est comme ça. Au Talmud Torah, on en parlait beaucoup. Je dirais que mon rapport à la judéité c’est d’abord la Shoah. En tout cas dans ma jeunesse.
Lucie : Et aujourd'hui ?
Ivan : Plus tard, mon rapport au judaïsme s’est plus traduit par un sentiment très fort de faire communauté. Depuis toujours on a été avec ma famille des membres actifs de la communauté juive libérale locale. Mes parents sont arrivés de Paris à Lyon en 1999 et le lien pour rencontrer des gens s’est fait par la communauté juive libérale. Ils ont d'abord occupé des fonctions au conseil d'administration, ils se sont impliqués. Ensuite vers 2006, ma mère est devenue présidente de l’UJL, la seconde Communauté libérale de Lyon à l’époque. Cet investissement occupait toutes les conversations à table. Et ensuite elle a tout plaqué pour commencer des études de rabbin… Elle a été ordonnée en 2019 et elle a pris la tête de la Communauté libérale de Lyon réunifiée, Keren Or. Donc le sentiment de faire communauté fait partie intégrante de mon rapport au judaïsme. Je ne suis pas croyant et pour autant je vais souvent à la synagogue, je fais quasiment toutes les fêtes.
Lucie : Le fait d'être très pratiquant sans être croyant, ça s’articule comment ?
Ivan : C'est très conciliable. Ce qu'on m'a transmis, c'est que notre foi vit à travers la Communauté, les échanges tant au sein de la structure familiale qu’à la synagogue. En fait je me sens très juif non pas parce que je crois en Dieu, mais parce qu’on m'a transmis des pratiques, un héritage. Et je récite les prières avec ferveur à la synagogue. Je sais que je prie Dieu, mais je n’y vois pas d'incohérence avec le fait de ne pas croire. Peut-être même que je crois sans le savoir. Mais ce n'est pas le plus important. C’est même secondaire.
Lucie : Et toi Mathilde, tu as la foi ?
Mathilde : C'est une des questions depuis le 7 octobre qui est beaucoup revenue dans les conversations avec mon entourage. J’ai rencontré parfois une grande incompréhension de ce qui est si évident pour nous, ce truc qui ne paraît “pas logique, enfin pas comme il faut”, presque suspicieux. “Comment peux-tu entretenir ce lien et ne pas croire ?” Je me suis retrouvée à devoir répondre à la question de but en blanc dans une conversation, ce qui m’a profondément agacée. J'avais un peu l'impression qu'on me demandait de me mettre toute nue en répondant à cette question. C’est très intime. C'est un truc dont je prends conscience un peu sur le tard, que je n'avais jamais questionné avant de m’y confronter, à force de conversations avec des gens qui arrivaient avec des lunettes peut-être chrétiennes sur ce sujet. J’ai été bien embêtée pour répondre, sur ce sujet de foi ou de pratique. Je dirais que je ne crois pas en Dieu. Mais parfois j’ai l’impression que ça dépend des jours. Ça dépend de l'heure de la journée. Ça dépend. Peut-être que pendant que je suis en train de chanter à la synagogue, il y a un truc qui vibre un peu. Et une fois que je referme le bouquin, je laisse couler. Mais en fait, ce n'est pas du tout le sujet qui m'intéresse.
Ivan : Je suis complètement d'accord !
Lucie : Et vous ne vous surprenez jamais à prier ? En dehors de la synagogue ?
Ivan : Si, tout le temps. Il y a les fêtes, quand on allume une bougie pour Shabbat. Mais cette figure surplombante à laquelle il faudrait croire pour moi c'est hors de propos. Ce n'est pas du tout ce qui définit ma judéité.
Mathilde : Je serais bien embêtée de distinguer mon rapport à Dieu de tirages de cartes avec des ami.es ou que l’on discute de notre thème astral : qu'est-ce que je mets là-dedans ? En quoi je crois ? Est ce qu’il y aurait une frontière bien limitée ? Je n'en sais rien. J'ai toujours eu un attrait pour une forme de spiritualité, parfois ésotérique. Et aussi la sensation que je m'inscris dans un tout plus grand que moi. Mais je ne sais pas si j'appellerais ça Dieu. Quand je prie ou plutôt quand je récite une prière, (je chante ces mots mais est-ce que ça veut dire que je prie ? ça ne me ressemble pas !), il y a cette chose qui m'émeut profondément, c’est de me dire que ce sont des mots qui ont été prononcés par tous mes ancêtres et que je suis un maillon de cette chaîne qui nous relie. C’est de l'ordre du sacré. Ça me touche énormément de me dire que j'ai un aïeule au fin fond de l'Algérie, de l’Espagne ou d’ailleurs, qui disait ces mots il y a 500, 1000 ans... Il y a quelque chose qui me bouleverse. Je ne suis pas sûre que ça ait à voir avec le divin, mais avec cette notion de peuple qui est très discutée. En tout cas, il y a un héritage, une culture et une histoire auxquels je suis très attachée. Et toi ?
Lucie : Quand j’étais jeune, c'était diffus. Je n'avais pas la foi et en même temps toujours une espèce de superstition, la peur du mauvais œil, le mektoub… II y a 2 ans, j'ai eu un ennui de santé et je me suis dit “Ça ne doit pas être inutile, ça ne peut pas m’arriver par hasard”. Et depuis j’avance sur une espèce de chemin spirituel. Pas religieux. Mais je crois profondément à l’invisible. Mon problème a été à l'œil et j'ai compris qu'il fallait de l'obscurité pour voir la lumière. Je suis sur ce chemin-là. Je sais qu'il y a tout ce qu'on ne voit pas. Je pense même qu'on n’a pas qu'une seule vie : on est tous des revenants qui perpétuent une histoire. Et puis le sentiment océanique : la conscience de faire partie d'un tout. Voilà. J'ai l'air un peu barrée comme ça mais c’est mon chemin. Je ne crois pas en une figure divine. Ce sont des énergies. Je serais tentée de dire âme, mais c'est déjà trop religieux comme terme. Disons l'essence : pour moi il y a une essence qui se perpétue.
Mathilde : Ça c'est très juif. Le divin n'a pas de figure dans le judaïsme. Il est dans le courant de l'eau, dans le souffle de l'air... C'est ça aussi qui complique le fait de poser des mots dessus. Et peut-être que l’on pense ne pas y croire, ou que ça n'est pas si important. C’est là, pas là…
Lucie : En tout cas, l’invisible est en train de devenir fondamental dans ma vie. Tout à l’heure Ivan, tu as dit quelque chose qui m'a bouleversée à propos de la Shoah et de ton enfance. Qu'est-ce qu'on en fait ? Est-ce qu'on aura toujours ça en nous ? On se doit de l'avoir en nous, mais il y a à la fois ce qu'on nous a transmis et ce que l'on transmet quand on devient parent. Je me souviens d'une fois où mon fils aîné qui devait avoir 6 ans, s’est arrêté devant une immense affiche avec la tête d’Hitler. On était Gare Montparnasse, je crois que c’était la Une de l’Express, c’était gigantesque. Et Adrien si petit me demande : « Pourquoi il y a Hitler sur la photo? » Et là je me dis « Qu'est-ce que j'ai fait pour que ce petit garçon reconnaisse Hitler ?! Et qu’il soit même un petit peu choqué de le voir ? ». Mon grand-père qui était juif tunisien a été déporté mais en tant que prisonnier de guerre parce qu'il était résistant et ils n’ont pas compris qu'il était juif. Il avait un nom à consonance italienne et ils ont cru qu'il n'était « que » résistant. Et donc il a été en camp de concentration mais il s’en est sorti. Quand j'étais petite, je rêvais que les Boches venaient me chercher dans le placard où j'étais cachée. Et là, cet épisode Gare Montparnasse m'interroge beaucoup sur ce que j’ai transmis à mes enfants. Indépendamment du 7 octobre. Je ne sais pas quoi faire de ça.
Ivan : J'ai peur d’être terre-à-terre mais le souvenir de la Shoah va s'étioler. Ça a déjà commencé pour le pire. Mais en même temps c’est aussi dans l'ordre des choses, malheureusement. En tant que communauté, je ne sais pas à quel point ça n’est pas trop dur de laisser une place énorme à la Shoah dans ce qu'on transmet du judaïsme, génération après génération.
Lucie : Tu ne crois pas qu'on le leur doit ?
Ivan : Si bien sûr qu'on le leur doit. Mais chaque famille a aussi son histoire. Moi ça m'a atteint. Bien sûr, c’est ancré en moi. Mais j'ai aussi envie de transmettre autre chose à mes futurs enfants. La Shoah aura une place importante dans l'héritage que je vais leur laisser mais il n’y aura pas que ça. Et ça participe aussi plus globalement d’un raisonnement qui se veut optimiste : le peuple juif va continuer d’avancer. Peut-être qu'on devra affronter d'autres épreuves - j'espère qu'elles ne seront évidemment pas aussi terribles, mais la Shoah, ce n'est pas la première des épreuves que le peuple juif a dû affronter.
Lucie : Le 7 octobre, ça a changé ta perception de ta propre judéité ?
Ivan : Je me sentais déjà tellement juif … En fait c'est très lié à Golem. Ça m'a donné envie de militer pour la défense de mes intérêts, de mon identité.
Mathilde : Et tu avais déjà milité avant ?
Ivan : Non parce que je ne me sentais pas du tout safe. J'ai fait des manifs contre la loi sur les retraites, j’ai été gazé par les CRS… Je ne suis jamais allé jusqu'à rejoindre des organisations parce que je ne me sentais pas à ma place en tant que juif. Je ne connais pas bien ces organisations de l'intérieur mais j'ai des amis qui sont à Révolution Permanente et l'histoire récente ne me donne pas tort je crois. Ce que change le 7 octobre dans mon rapport à la judéité, c'est la volonté de m'affirmer en tant que Juif. Encore plus qu'avant. De défendre mes intérêts et de ne pas avoir honte. Je n'avais pas honte mais j'osais moins m’affirmer vis-à-vis de mes amis non juifs. Et je n'ai pas envie de faire de différence entre mes amis juifs et non juifs. Je veux pouvoir leur accorder la même confiance. Et pour y parvenir, Golem peut vraiment aider. Parce que ça donne des outils et des clés pour pouvoir s'affirmer lorsque le besoin s'en fait sentir.
Lucie : C'est quoi tes « intérêts » ?
Ivan : Mes intérêts c’est d'être compris en tant que Juif. Pouvoir susciter la même empathie à gauche que d'autres communautés victimes de discriminations. Mon intérêt c'est de ne pas être discriminé, ne pas être marginalisé, ne pas être essentialisé en tant que Juif. De pouvoir me sentir safe à gauche de ce point de vue-là.
Mathilde : Je souscris à ça. Quand tu en parles, j'ai l'impression que c’est un fuel que tu viens chercher dans Golem et qui te permet d’alimenter l’extérieur.
Ivan : C'est un refuge, une respiration. Ça m'offre aussi une légitimité vis-à-vis de mes amis juifs de gauche. J'ai l'impression qu’avec Golem j'ai découvert des mots, des concepts (comme token par exemple). Je pense que j’ai une légitimité plus forte pour parler la langue qu'on parle à gauche, à propos des discriminations, des luttes anti-racistes. Les luttes dont nous avons été exclus depuis 30 ans. On doit ça à Golem.
Mathilde : Je me suis toujours sentie juive mais il y a des périodes dans ma vie où ça a pu être moins important. Un petit accélérateur : le décès de mon grand-père il y a quelques années. Ça a opéré un twist dans ma tête et fait croître mon envie de mieux connaître la culture et la philosophie juive. Le 7 octobre, j’ai eu l'impression que ça m'explosait à la figure, c'était très violent. Je suis passée, par l'arc-en-ciel des émotions le plus total, comme plein de gens. De l'effroi à la tristesse absolue. La sidération. J'étais prostrée, des moments d'abattement énorme. Et puis à un moment, la rage. Une rage folle qui m'a fait aussi me disputer fort avec des gens parce que je perdais patience. J'ai intégré Golem à ce moment-là et ça a été une façon de transformer cette rage en joie. Je gardais ce moteur, mais j'arrivais à le transformer positivement, le rendre actif et utile. Je me suis mise à faire toutes les actions, tous les collages, je dormais peu. J'étais dehors dans Paris la nuit. C’était frénétique et ça m'a fait beaucoup de bien. Je n’ai presque pas d’amis juifs, donc je me sentais très isolée et Golem m’a aussi permis de partager tout ça avec des gens qui traversaient la même chose.
Ivan : Qu'est-ce qui a provoqué cette colère, cette tristesse ?
Mathilde : Il y a eu le 7 octobre et après toutes les réactions en France dont certaines paraissaient dingues. La violence de l’antisémitisme qui se décomplexe. Et la désagréable sensation que c'est complètement invisible pour plein de gens. C’est l’essentialisation des juifs en France : on se sent soudainement tiré par l'oreille sans avoir rien demandé. Ça me parait d'une injustice folle d’être ramenée malgré moi au gouvernement de Netanyahou avec lequel je ne partage rien et pour lequel je n’ai jamais voté puisque je suis française. Ça donne l'impression de se débattre sans être vu et aussi d’être abandonné et pose un tas de questions : « Par qui je me sens représentée, qui j'ai envie de lire, d'écouter ? » En dehors du champ politique, qui est déjà désespérant, mais chez d’autres personnalités, ça m'a rendu triste, que certaines voix ne soient pas entendues. Les mêmes qui peuvent être très enclines à dénoncer tout un tas de discriminations habituellement et qui là n’ont pas eu un mot.
Ivan : Ce sentiment d'abandon, tu le raccordes aux faibles réactions de solidarité envers les Israéliens, à gauche, après le 7/10 ? Ou est-ce que tu mets Israël de côté ? Parce que ça part d'Israël...
Mathilde : Oui ça part d'Israël. quand je dis qu'il n’y a pas eu de mots, je parle aussi des personnes au travers desquelles je me suis éduqée au féminisme, à la discrimination des minorités. Ce sont des personnes importantes pour moi et à qui je suis très reconnaissante du travail qu'elles font. Ça a été une grande déception de constater que ces personnes n’ont parfois pas eu un mot pour les Israéliennes et les Israéliens.
Ivan : Beaucoup de personnes à gauche voient ces victimes civiles comme des israéliens ou israéliennes coupables. Elles ont eu du mal à percevoir, de bonne foi ou de mauvaise foi je ne sais pas, la dimension antisémite des actes qui ont été commis par le Hamas.
Mathilde : C’est d’ailleurs toujours discuté dans plein de cercles à gauche, décoloniaux etc. Et c'est là où a aussi surgi la question de : “Mais en fait, pourquoi cela te touche autant ? Tu n'es pas israélienne…” Cette question “Pourquoi cela te touche ?” est intéressante. Ça pose la question du rapport à Israël, qui était une question que je ne m'étais jamais posée. Ça en a surpris certains, mais je ne me réveille pas le matin en me demandant ce que je pense d'Israël. Je ne l'avais jamais conscientisé car je n’en avais jamais éprouvé le besoin. Ce n’est pas important dans mon quotidien, j’y suis allée deux fois dans ma vie. Mais quand mon grand-père est mort, j'ai eu cette espèce de sursaut, je suis partie 10 jours en Israël. Il n’avait pourtant aucun rapport particulier avec Israël. Il y a eu le réveil de ces racines “conceptuelles”, ce ne sont pas mes racines familiales. J'ai des cousins qui se sont installés là-bas, mais ce n'est pas la terre de mes ancêtres. Là, ce qui a été complètement ébranlé, c'était la construction mentale des juifs de la diaspora. Depuis que je suis petite, mes grands-parents m’ont toujours dit, en me racontant l'histoire juive et la leur, avec tout ce qu'elle comporte de persécutions ou de traumatismes : « Ne t'inquiète pas, aujourd'hui tout cela ne peut plus exister de la même façon : il y a Israël. » C'est venu toucher à quelque chose de très irrationnel dans le traumatisme, je pense.
Lucie : Oui, très ancré.
Mathilde : Parce qu'on ne transmet pas que la mémoire des traumatismes. On transmet aussi dans beaucoup de familles un attachement à Israël, qui est conçu comme un endroit où l’on pourra se réfugier en cas de nécessité. Quand bien même l’on n’aurait aucune volonté de s'y installer, Israël est un refuge potentiel, comme une cabane que l’on entretient pour qu'elle puisse continuer d'exister si nous en avions besoin un jour. Et ça, ça a volé en éclats.
Lucie : Pour moi, ça n'était pas du tout ça Israël. Une partie de ma famille est partie dès 1948 de Tunisie pour aller là-bas. Ma mère qui était très jeune est venue s’installer en France avec son petit frère. Donc dans la famille, il y avait d’un côté les sionistes et de l’autre, pas les anti-sionistes mais les non-sionistes. Et j'ai grandi dans la branche non-sioniste. Adolescente je me positionnais en disant : « Pour nous c'est ici que ça se passe ». J’ai gardé ça en moi. Par exemple le 21 avril 2002, quand Le Pen passe au second tour des présidentielles je me souviens m’être dit « Peut-être le Canada… ». Mais pas une seconde je n’ai pensé “Israël”. Étrangement c’est depuis le 7 octobre que je me dis « Merde en fait, Israël n'est plus possible». Et dans ce « Merde en fait », je me rends compte qu’inconsciemment je savais que c’était possible.
Mathilde : C'est aussi très confortable de ne pas vouloir aller à un endroit où l’on peut aller. L’idée de « diaspora » est contestée par certaines personnes juives d’ailleurs. J’aime bien l’idée qu’être “en diaspora” est une finitude et non pas une existence dans l’attente de rejoindre Israël.
Lucie : Absolument. Je n'ai jamais milité mais toute ma vie j’ai fait les manifs. Je me suis rendu compte que depuis quelques années je n’y allais plus parce que je ne savais pas à côté de qui j'allais me trouver. Je n'y allais plus, sauf quand les mots d'ordre étaient imparables. Je leur ai laissé la rue à cette gauche-là, à cette gauche j'ai envie de dire suspecte. Et tous les atermoiements pour la marche du 12 novembre… Comme nous tous je suppose, je me disais « J'y vais, j'y vais pas, j'y vais, j'y vais pas, je peux pas laisser la rue au RN, oui mais non, je veux pas marcher avec eux…». Et quand j'ai su le soir même que Golem était né, je me suis dit « Mais c'est fabuleux, c’est peut-être ça l'issue ! » Alors que j'ai toujours refusé tout ce qui était communautariste. Le fait que ça s'appelle la Maison des Juifs de Gauche, au début, je me suis dit « Mais non, c'est trop juif pour moi ». Et précisément, c'est dans le collectif, et non pas le communautarisme, que je trouve l’apaisement — des moments de joie comme le 23 mai [ndlr: réunion publique de Golem, du RAAR et des JJR]. Cette joie-là fait fait un bien fou ! Cela fait des mois que l'on n’a pas ressenti cela. Quand les drones iraniens ont foncé sur Jérusalem, j'ai envoyé un texto à ma cousine qui est là-bas et me suis surprise à envoyer un message au collectif. Un message qui ne servait à rien « Pensée à tous les Golems », mais ça m'a fait du bien car j’ai pensé « Je ne suis pas toute seule ». Alors que contrairement à toi Mathilde, tous mes amis sont juifs et tous mes amoureux ont toujours été juifs. (Alors que je suis contre le communautarisme ! C'est dire à quel point je suis dans le paradoxe voire la contradiction.) L'antisémitisme que j'ai ressenti, ça vient d’inconnus qui m’ont identifiée comme juive quand j'étais très jeune, ou vis-à-vis de mes fils qui s'appellent Lévy (on a même dû les changer d'école). Ou encore des phrases que j'entends dans la rue, mais pas forcément à mon endroit. Et finalement l'antisémitisme c’est comme une déflagration, un truc qui m'expose à la gueule. Jusque sous mes fenêtres quand un groupe passe dans la rue à 23H30 en hurlant « À bas Israël ».
Mathilde : Toi Ivan, comment te sens-tu depuis le 7 octobre ? Qu'est-ce que ça touche chez toi ?
Ivan : Ça a été des vagues. J'ai d'abord été très en colère. Parce que le 7 octobre je me suis réveillé le matin, juste après la perpétration des massacres et immédiatement, pendant deux heures, j'ai eu une conversation avec des amis non juifs qui étaient incapables de montrer la moindre empathie. C'était le matin même. Ce sont de très bons amis et depuis ils se sont calmés. Mais ça a été d'abord une colère immense de constater qu’ils étaient complètement à côté de la plaque. Ensuite, comme toi Mathilde, j'étais un peu prostré, triste. Il y a eu la marche contre l’antisémitisme, avec ma copine on avait fait des pancartes qui visaient le RN et ça reste un moment assez joyeux. Et après il y a eu un long plat jusqu’à Golem. Golem m'a aidé à affronter ce contexte. Ça renforce. Mais avant ça a été très difficile.
Mathilde : Et la question que j'avais envie de poser à plein de gens dernièrement : c'est quoi ta boussole ? Comment tu te diriges et qu'est-ce qui t'aide quand ça ne va pas ? Qu'est-ce qui te maintient à flot, qu'est-ce qui te redonne espoir, qu'est-ce qui te porte ?
Ivan : Mes proches, les sorties, les moments de vie. Je n'ai pas arrêté d'aller en boîte, d'aller au cinéma, je ne vais pas arrêter de voyager. Enfin je vis quoi ! Ça a renforcé ma volonté de m’affirmer. Ma boussole ce serait de ne rien céder, de ne pas se cacher.
Mathilde : Et tu as l'impression d'arriver à le mettre en place dans ta vie ?
Ivan : Oui. Je discute énormément des événements du 7 octobre, de l'antisémitisme et de la Palestine avec mes amis non juifs. Je discute énormément avec mes parents de ce qui me dérange dans la vision qu’ils ont du conflit israélo-palestinien. Je suis un peu dans une logique de combat.
Lucie : Ne pas subir…
Ivan : On a connu la prostration après le 7 mais il faut que ça cesse. Et Golem ça offre des clés, des outils pour ça. Et vous ?
Lucie : Moi ce qui me fait tenir debout c'est les autres. Et ne pas subir. Ça a l'air très pessimiste ce que je vais dire mais je ne suis pas à Golem parce que je pense que je vais pouvoir changer les choses. J’y suis parce que face à ce qui s’annonce (je suis d’une inquiétude absolue pour l'avenir) je ne veux pas me dire que je n'ai rien fait. Et sinon oui, c’est les autres. Comme à chaque fois, quand il y a une épreuve de la vie. Je me souviens quand j'ai eu mon problème à l'œil, j'ai dit à un ami « J'ai l'impression d'être suspendue dans le vide ». Et il a eu cette phrase absolument magnifique : « Courage, on est plusieurs à tenir la corde. » Golem je pense que c'est ça. On est tous suspendus dans le vide et on tient tous la corde.
Mathilde : Je pense aussi que c'est le collectif qui me fait tenir. C'était le grand désarroi cet hiver, l'impression de ne plus du tout faire partie du collectif au sens de société. J'avais l'impression de ressentir à plein d'endroits que l’on ne voulait pas de moi. J’ai éprouvé un grand besoin de retrouver ça par le corps lorsque l’esprit était en surchauffe. J'ai fait plein de stages de danse. Comme la nécessité de faire corps dans le sens collectif du terme justement : danser avec des gens. C'était purement intuitif mais ça touchait à quelque chose qui m’a tout de suite semblé très juste, ça vibrait au bon endroit. Et je me suis remise à faire la fête parce que j'avais pas mal arrêté. Dans cet élan un peu symptomatique : il faut rester en vie. Très fort en vie. Comme adolescente : « il faut vraiment que je danse toute la nuit avec ces gens. »
Lucie : Tu es vivante, tu es vivante, tu es vivante !
Mathilde : Oui c’est ça. Et le besoin d'être en collectif. Mais en même temps je trouvais les échanges frustrants en groupe. Pas les échanges en tête à tête où l’on a le temps et la place d’approfondir mais le verre à quatre où on se raconte notre semaine, en parlant des banalités du quotidien, j’en étais complètement incapable — jusqu'à récemment. L’idée que toute cette situation puisse ne pas empêcher les gens de dormir, ça m'était presque insupportable.
Lucie : Comme quand on est en deuil.
Mathilde : Avec Golem j'ai trouvé du collectif, dans le sens du groupe. C’est devenu possible de parler d'autre chose, comme si inconsciemment je pensais « OK, je peux lâcher, on est tous insomniaques, on a le droit de parler de bêtises ».
Lucie : On s'arrête là-dessus peut-être ?
Mathilde : Comme dirait ma psy…
Cette conversation s’accompagne de questionnaires de Proust.