« L’antisémitisme est un danger pour les Juifs et pour le mouvement social tout entier »
Entretien avec Jonas Pardo et Samuel Delor
Daï, Jonas Pardo, Samuel Delor / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic
Jonas Pardo et Samuel Delor sont les co-auteurs du Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme (Éditions du commun, 2024). Il s’agit à la fois d’une synthèse historique qui permet de comprendre l’antisémitisme sur le temps long et d’une compilation organisée de propositions à destination du mouvement social. Leurs auteurs nous y apprennent à reconnaître les mécanismes antisémites souvent cryptés pour les combattre efficacement. Nous les avons interrogés pour Daï.
Daï : Quels visages prend aujourd’hui l’antisémitisme ? Assiste-t-on depuis le 7 octobre à une bascule ?
Jonas Pardo et Samuel Delor : Il prend la forme de gestes d’hostilité et d’attitudes qui vont de la moquerie ou du regard hostile jusqu’à l’homicide en passant par une palette de violences : passage à tabac, menace, dégradation de biens, cambriolage, incendie ou tentative d’incendie, attaque à l’arme blanche ou à l’arme à feu, viol, harcèlement, exclusion et discrimination.
C’est également un ensemble de discours qui précèdent les actes, les légitiment et qui désignent les Juif·ves comme cibles de ces actes. La profusion des discours antisémites – notamment depuis qu’ils s’expriment dans l’espace médiatique et politique – placent les Juif·ves dans une alerte constante.
Il faut néanmoins distinguer les actes antisémites des discours qui participent d’une dynamique de diffusion de l’antisémitisme. Au XXIᵉ siècle, de nombreuses personnes qui diffusent l’antisémitisme ne se perçoivent pas comme antisémites. C’est le cas pour d’autres formes d’oppression comme le sexisme mais l’antisémitisme étant associé au mal, au nazisme, à l’éradication d’êtres humains par millions, l’accusation d’antisémitisme rencontre des mécanismes de déni et de minimisation extrêmement rigidifiés, alors même qu’augmentent les actes antisémites.
L’augmentation subite des actes antisémites après le 7 octobre s’inscrit dans une dynamique qu’on observe depuis les années 2000. Chaque épisode de violences au Proche-Orient est suivi d’une explosion d’actes antisémites. Par ailleurs, on voit depuis l’attentat de la rue Copernic en 1980 un « effet d’activiste » ; les chiffres montrent que la médiatisation des actes antisémites précipite d’autres passages à l’acte. D’autres augmentations brutales des actes antisémites ont eu lieu à l’occasion des mouvements sociaux impulsés ou rejoints massivement par l’extrême droite : les Gilets jaunes, les manifestations contre le pass sanitaire ou encore la Manif pour tous.
Depuis la fin des années 1960, l’antisémitisme se diffuse notamment par une attitude de suspicion. Les Juif·ves français·es sont suspecté·es d’être responsables ou complices des agissements du gouvernement israélien. Dans cette ère du soupçon, il est parfois difficile de percevoir où commence l’antisémitisme, même si de nombreux Juif·ves ressentent une angoisse profonde. L’expression « d’antisémitisme d’atmosphère » s’est imposée dans le débat public pour rendre compte de ce ressenti, mais ce concept ne permet ni de convaincre ni d’objectiver l’antisémitisme. La dénonciation de l’antisémitisme doit s’appuyer sur l’histoire, sur des données et des faits précis.
L’autre difficulté qui fait obstacle à la reconnaissance de l’antisémitisme est la superposition des accusations antisémites ancestrales et la réalité de crimes de guerre commis par l’armée israélienne. Par exemple, des soldats israéliens ont réellement assassiné des enfants palestiniens, et il est évidemment légitime de dénoncer ces faits. Dans le même temps, certains accusent les soldats israéliens de vol d’organes de Palestiniens à Gaza. Sans être expert de chirurgie transplantatoire, tout un chacun imagine bien que le prélèvement d’organes nécessite l’utilisation d’une chambre et de matériel stériles, des connaissances en chirurgie, des conditions qu’il est impossible de réunir dans le contexte des ruines de Gaza.
Ces accusations de vol d'organes ont donc plus à voir avec la réactivation d’accusations de crimes rituels selon lesquelles les juifs kidnapperaient et tueraient des enfants pour tirer un bénéfice de leur sang ou de leurs organes, qu’avec la solidarité internationale.
Lorsque un locuteur dénonce des vols d’organes sur les Palestiniens à Gaza, il faut bien avoir en tête qu’il ne parle plus de vrais soldats israéliens ou de Palestiniens réels, mais active un imaginaire antisémite. Cette rumeur a été relayée par de nombreux sites conspirationnistes, mais également par Al-Jazeera¹ ou des personnalités comme Rima Hassan qui a depuis supprimé ses posts sur X. La dénonciation des crimes de guerre se base sur des faits et est en même temps recouverte par un imaginaire antisémite. De la même manière qu’à travers la légitime dénonciation des violences sexuelles commises par Roman Polanski ou Harvey Weinstein, a pu être mobilisé un imaginaire antisémite sur les hommes juifs prédateurs sexuels, il faut arriver à distinguer les faits de leur grille de lecture antisémite.
C’est là l’une des caractéristiques de l’antisémitisme depuis deux cents ans : lorsqu’il est un impensé et qu’il n’est pas combattu, l’antisémitisme permet une circulation des discours de l’extrême droite vers la gauche. On voit par exemple le slogan « Pour la séparation du CRIF et de l’État » qui est le slogan de la campagne européenne de Civitas, au printemps 2017, réutilisé à gauche en décembre de la même année par BDS, UJFP, Attac, NPA et d’autres. Les premiers dénoncent un supposé entrisme juif au sein de l’État et reprennent des théories liées à l’antisémitisme sexuel. En effet, l’extrême droite monarchiste voit dans la loi de la laïcité de 1905 « pour la séparation de l'Église et de l'État » la preuve d’une judaïsation de la société, puisqu’il s’agit de déchristianiser le pouvoir exécutif. Civitas et d’autres organisations complotistes reprennent ce mot d’ordre anti-laïcité au moment de la Manif pour tous car ils voient dans la légalisation du mariage homosexuel un coup des Juif·ves pour faire baisser la natalité chrétienne et « grand remplacer » la societé française. D’après eux, la légalisation de l’IVG était déjà un coup des Juif·ves, de Simone Veil plus exactement, et la dépénalisation de l’homosexualité également (loi portée par Gisèle Halimi et Robert Badinter). Le mariage pour tous serait donc la continuité de ce projet de déchristianisation ourdi par les juifs infiltrés au sein de la machine d’État. Pour celles et ceux qui diffusent le slogan à gauche, certains croient réellement que le CRIF et ses 10 salariés auraient le pouvoir d’influer sur la politique étrangère de la France. Le repas du CRIF est vu comme l’antichambre du lobby juif, où le président du CRIF susurrerait les décisions à prendre concernant Israël.
On constate donc un basculement au sein d’une partie de la gauche d’une critique du sionisme politique vers un imaginaire antisioniste complotiste. On passe d’une critique matérialiste, politique, antinationaliste, anticoloniale à un recyclage de thèmes qui circulaient jusque-là à l’extrême droite, notamment chez Soral et Dieudonné.
Une citation de Charles Maurras illustre bien ce caractère utile aux rapprochements entre rouges et bruns permis par l’antisémitisme : « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit, se simplifie »². C’est cela que nous expliquons dans notre livre ; l’antisémitisme est avant tout un danger pour les Juif·ves, mais également pour le mouvement social. La période Dieudonné et Soral, qui ont sévi sévèrement à l’intérieur des gauches entre 2000 et 2014, on la paie encore aujourd’hui car aucun bilan n’a été fait depuis le mouvement social.
Que répondez-vous aux militants qui reprochent aux mouvements juifs de gauche de diviser, voire de détruire la gauche lorsqu’ils luttent contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne ?
C’est le même reproche qui est fait aux féministes et aux minorités en général lorsqu’on rappelle que les gauches font partie de la société et sont traversées des mêmes maux. Il est plus facile d'agresser le messager que de s'attaquer au problème. De la même manière qu’il y a du sexisme et du racisme, l’antisémitisme traverse la gauche ainsi que l’ensemble de la societé. Il faut se détacher de l’idée que le mouvement social serait immunisé contre l’antisémitisme. Aux origines du mouvement ouvrier socialiste, les catégories politiques que l’on connaît aujourd’hui étaient très différentes. L’antisémitisme était un mot positif synonyme de justice sociale ou d’anticapitalisme. C’est après l’affaire Dreyfus que les socialistes internationalistes comme Jean Jaurès prirent leur distance avec les socialistes-nationalistes comme Édouard Drumont. Par la suite, la Russie soviétique stalinienne et post-stalinienne a non seulement mené des campagnes antisémites, dont de nombreux·ses militant·es communistes juif·ves ont été victimes, en recyclant les accusations faites aux Juif·ves en accusations faites aux « sionistes », mais a aussi produit de la littérature antisémite qui s’est exportée partout dans le monde. Une partie de la gauche a sombré dans le négationnisme dans les années 1970, et les gauches ont majoritairement abandonné la lutte contre l’antisémitisme au tournant des années 2000. Pire, des morceaux de la gauche politique et du mouvement social participent activement de la diffusion de l’antisémitisme aujourd’hui. L’extrême droite gagne du terrain politique et son score progresse dans les urnes en même temps que l’antisémitisme. C’est l’effet contraire pour les gauches.
Il n’y aurait donc pas une spécificité du déni de la gauche vis-à-vis de l’antisémitisme par rapport à la minimisation d’autres oppressions opérées à gauche ?
Non, ce déni existe pour plusieurs formes d’oppression : une partie de la gauche peut nier l’islamophobie ou minimiser la persistance des violences sexuelles dans ses rangs.
Aujourd’hui, le déni ou la minimisation de l’antisémitisme est principalement le fait des groupes affiliés à la social-démocratie populiste que sont LFI et ses satellites, de Paroles d’Honneur au Média. À ceci s’ajoutent des sorties antisémites de nombreux dirigeants LFI³, le relais de comptes ouvertement antisémites par des députés LFI⁴ et une pratique toxique du débat politique qui substitue à la critique du gouvernement israélien une « chasse aux sionistes » réels ou imaginaires, ciblant en particulier des personnalités juives de gauche qui dénoncent l’antisémitisme, alors même que la France insoumise défend dans son programme une solution à deux États qui correspond à la vision sioniste la plus classique.
Quelle conception de la lutte antiraciste portez-vous et à quelles conceptions s’opposent-elles ?
Une des raisons de l’aveuglement de la France Insoumise sur son propre antisémitisme, c’est qu’elle appréhende le racisme uniquement comme un outil des classes dominantes pour diviser le peuple. L’appel à la manifestation du 22 mars 2025 « contre le racisme et le fascisme » qu’elle a lancé est significatif à cet égard. Il indique « En France, Le Pen et Bardella surfent sur le racisme pour fracturer l’unité du peuple et assurer la domination des puissants »⁵. Cette conception simpliste et utilitariste du racisme ne permet pas de qualifier une idéologie qui a sa vie propre et qui suit aussi des schémas irrationnels.
Cette conception que l’on qualifie d’antiracisme tronqué a été propagée par certains courants de l’antiracisme politique. L’antiracisme politique réagit à juste titre à un antiracisme qualifié de moral car il réduit l’altérisation racialisée à un ensemble de préjugés individuels sans fonction sociale et déconnectés des enjeux économiques. Nous partageons cette critique de l’antiracisme moral, d’autant plus que les théories racistes sont formalisées dans le même temps de la modernité capitaliste. La division raciale du travail perdure aujourd’hui et il y a des intérêts matériels pour des acteurs à maintenir ce statut d’exploitation par le racisme. Mais le racisme est un rapport social autant produit « par le bas » que « par le haut ». Ces courants réductionnistes de l’antiracisme politique centrent leur analyse sur l'État en tant que lieu exclusif de production du racisme. Or, de nombreux acteurs non-étatiques produisent et diffusent le racisme. Les courants qui ignorent les mécanismes sociaux de production et de reproduction du racisme, son ancrage dans l’ensemble de la société, y compris au sein des minorités, et le fait que le racisme se déploie aussi de manière intra et inter-communautaire, nous semblent dépolitiser l’antiracisme. Par ailleurs, l’antiracisme tronqué ignore la profondeur historique qui fait de l’antisémitisme un substrat culturel fertile. Il empêche donc de pénétrer la complexité du problème pour proposer une posture héroïque et pseudo-subversive qui s’exprime souvent par de la dénonciation sur les réseaux sociaux et de l’indignation stérile. L’antiracisme tronqué est une impasse.
La théorie du philosémitisme d’État est le paroxysme de ce courant réductionniste au sein de l’antiracisme politique. La théorie est spécialement toxique car elle se présente comme une théorie explicative de l’antisémitisme lorsqu’elle n’est qu’une justification d’un ressentiment raciste. Cette théorie développée par l’UJFP et portée par Houria Bouteldja désigne l’État comme le principal responsable de l’antisémitisme. Ceux qui commettent des violences antijuives n’agiraient que par ressentiment antisioniste et non par antisémitisme. Cette théorie retire toute agentivité aux auteurs d’antisémitisme et nie l’histoire plurimillénaire de l’antisémitisme. La théorie du philosémitisme d’État s’attache à l’identité des agresseurs, qu’elle considère être des « indigènes », dans une logique similaire à la « théorie du nouvel antisémitisme » qu’elle prétend contrecarrer. Dans le premier cas, l’antisémitisme serait une révolte coloniale mal dirigée, dans le second cas, l’antisémitisme serait ancré dans une culture arabo-musulmane essentialisée. Dans les deux cas, l’identité culturelle supposée des auteurs constituerait une explication valable de l’antisémitisme. Il s’agit de deux visions culturalistes et identitaires qui se répondent en miroir, mais qui sont toutes deux ancrées dans la théorie du choc des civilisations.
Pour les partisans de la théorie du philosémitisme d’État, les responsables de la violence antisémite seraient donc l’État par son soutien à Israël, les institutions juives et plus largement l’ensemble des Juif·ves qui acceptent l’existence d’Israël. Dans une tribune de Tsedek !, on lit que l’antisémitisme serait le fait d’un « arc sioniste qui va de Golem à l’extrême-droite »⁶. Les Juif·ves qui reconnaissent l’existence d’Israël sont rendus responsables de l’antisémitisme qu’ils subissent. Les victimes sont désignées comme les coupables : il s’agit d’un renversement de la charge accusatoire. On observe ce renversement dans d’autres contextes, par exemple lorsque les masculinistes affirment que les femmes provoquent les auteurs de violences sexuelles par leur tenue vestimentaire ou leur comportement.
Comment s’opère le déplacement au sein d’une partie de la gauche de la lutte contre l’antisémitisme vers la lutte exclusive contre son instrumentalisation ?
La discussion sur l’antisémitisme est conditionnée au rapport à Israël. Les Juif·ves qui ne se disent pas antisionistes sont suspects. À gauche, les Juif·ves qui dénoncent l’antisémitisme sont accusés d’avoir un double discours. Leur antiracisme aurait un sous-texte, celui du soutien au gouvernement israélien. Dans cette vision, la lutte contre l’antisémitisme serait un agenda caché de la défense d’Israël. En réponse, saboter et ridiculiser la lutte contre l’antisémitisme est vu comme un moyen de soutenir les Palestiniens. Blanche Gardin et Aymeric Lompret pensent réellement défendre la Palestine en ridiculisant la lutte contre l’antisémitisme, en faisant crier une salle, sous un tonnerre d’applaudissements « Ici, on est tous antisémites ! Pas vrai les copains ? »⁷. La disqualification de la lutte contre l’antisémitisme constitue historiquement un recul dans le mouvement social de solidarité avec la Palestine. Ce travail politique de lutte contre l’antisémitisme a été considéré comme une nécessité par le passé même s’il a été réalisé imparfaitement⁸.
Évidemment, il existe des accusations d’antisémitisme malhonnêtes de la part du gouvernement israélien, ou des droites françaises, on l’a vu avec Netanyahu qui prétendait être un nouveau Dreyfus après que la CPI avait requis un mandat d’arrêt pour crime de guerre contre lui. Mais une partie de la gauche fait de l’instrumentalisation le sujet principal.
Ceux qui ont posé le plus grand geste contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations c’est Golem, en allant s’affronter physiquement avec le RN lors de la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023 à Paris et en dévoilant l’imposture et l’attitude machiavélique du RN qui prétend lutter contre l’antisémitisme. A contrario, la France insoumise, qui a comparé la marche du 12 novembre à la manifestation des soutiens au génocide des Palestiniens, demeure dans une posture héroïque de dénonciation sur les réseaux sociaux ou dans des communiqués, sans jamais participer au combat contre l’antisémitisme. À gauche, la situation est kafkaïenne ; la dénonciation de l’instrumentalisation de la lutte contre antisémitisme est elle-même une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme.
Pourquoi distingue-t-on dans les discours « racisme » et « antisémitisme » ?
L’antisémitisme est une forme spécifique de racisme parmi cinq formes principales en France : antisémitisme, islamophobie/arabophobie, négrophobie, anti-tsiganisme, racisme anti-asiatique. Nous plaidons pour des études spécifiques pour chacune de ces formes, car elles ne possèdent pas la même histoire, ne ciblent pas les mêmes populations, et n’appellent pas les mêmes réponses. Par exemple, nous soutenons dans une perspective antiraciste les mesures contre le contrôle policier au faciès qui sont nécessaires pour lutter contre la négrophobie ou l’arabophobie. Elle ne sont cependant pas centrales dans le combat contre l’antisémitisme. À l’inverse, la compréhension du rôle des mécanismes de personnification du capitalisme dans la diffusion de l’antisémitisme sont nécessaires pour identifier les mécanismes complotistes mais ne sont pas centrales dans le combat contre la négrophobie ou l’islamophobie.
Cette approche sectorielle ne contredit pas la nécessité des solidarités partagées et d’un combat antiraciste commun. Mais pour construire de manière efficace et réelle la fameuse convergence des luttes, il est nécessaire de connaître les différentes formes de racialisation, ainsi que les réponses déjà mises en place par les communautés impactées. Selon l’ancien secrétaire général de la CGT de Vinci⁹, la convergence des luttes n’est pas un appel philosophique abstrait de communion de tous les opprimés. La convergence des luttes est la défense commune d'intérêts communs. Elle se construit sur un terrain précis (l’université, la culture, le monde du travail, le syndicat…) et se manifeste dans des actions concrètes. Pour la construire, il faut non seulement une connaissance des acteurs de terrain, des cadres de confiance, des campagnes communes, mais aussi des raisons des blocages entre les acteurs. Pour une convergence antiraciste judéo-arabe, il est plus qu’urgent d’étudier et de résoudre les mises en opposition et les blocages, car ces derniers reposent en partie sur des récits qui peuvent être réécrits, mais également des raisons matérielles et objectives qui doivent être considérées dans toutes leurs difficultés. La convergence des luttes est un horizon qui peut être atteint par un travail intellectuel et matériel conséquent, mais pas par des appels incantatoires et naïfs.
Par ailleurs, chercher la convergence ne doit pas empêcher de prendre des initiatives de réponses spécifiques aux différentes manifestations du racisme lors de périodes où celles-ci explosent plus particulièrement. Par exemple en novembre 2023, dans le contexte d’une explosion des actes antisémites, dédier une manifestation à la lutte contre l’antisémitisme est justifié et pertinent. À d’autres moments, il est absolument justifié d’organiser une manifestation spécifique contre l’islamophobie par exemple.
Enfin, la distinction entre antisémitisme et racisme s’inscrit dans l’histoire des premières organisations antiracistes qui se sont constituées dans la lutte contre l’antisémitisme en France. La Ligue des Droits de l’Homme se constitue avec l’affaire Dreyfus. La Ligue Internationale Contre l’Antisémitsme (LICA) se constitue suite à l’affaire Schwartzbard dans les années 20. Elle intègre ensuite le mot racisme et devient la LICRA, tout en conservant le « A » d’antisémitisme pour des raisons historiques. Il y a donc des raisons historiques qui font qu’on sépare antisémitisme de racisme dans le débat public, mais il y a aussi des volontés de briser les dynamiques articulant lutte contre l’antisémitisme et lutte contre les autres formes de racisme. On trouve des organisations plutôt droitières qui sur-particularisent l’antisémitisme en en faisant la matrice voire la forme ultime de racisme, en lien avec la forme exterminatrice de l’antisémitisme étant donné que le génocide des Juif·ves a eu lieu sur le sol européen. On trouve également des organisations, plutôt à gauche, qui sous-particularisent l’antisémitisme, par mise en concurrence antiraciste ou avec la théorie de la substitution qui considère que l’antisémitisme serait « résiduel ».
On retrouve finalement deux approches dans la manière de distinguer racisme et antisémitisme :
Une approche négative qui consiste à sur ou sous particulariser l’antisémitisme : c’est le cas du MRAP initialement créé en tant que Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix et qui est devenu dans les années 80 le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples. La suppression du mot antisémitisme provoquera le départ d’Albert Memmi considérant que le MRAP ne comptait plus l’antisémitisme comme un enjeu antiraciste.
Une approche positive qui consiste à s’intéresser à l’antisémitisme comme à une forme spécifique de racisme sans jamais oublier les autres formes de racisme.
Quelles formes de prises de conscience avez-vous observées au sein du mouvement social depuis que vous animez des formations et des débats sur l’antisémitisme ?
Nous rencontrons un grand intérêt à chacune de nos interventions, on est d’ailleurs à plus d’une vingtaine de présentations ! Toute une partie du mouvement social s’interroge.
On constate un vrai décalage entre les débats menés sur les réseaux sociaux, de manière clivée et caricaturale, ou même dans les médias, et les discussions plus ouvertes dans les collectifs et organisations syndicales.
Bien sûr, nous et tou·tes les camarades juif·ves ont vécu des ruptures et des pertes de sociabilité politique après le 7 octobre. Mais, contrairement aux réseaux sociaux, la sociabilité des organisations politiques ou syndicales permettent les espaces de dialogue. Ce dialogue est aujourd’hui très difficile car il y a une différence profonde de perception : ce qui est insupportable pour la majorité des Juif·ves est invisible pour une partie des gens. L’antisémitisme s’appuie en grande partie sur des messages cryptés, indéchiffrables pour ceux qui ne disposent pas des clés.
Après le 7 octobre, deux types de communication se sont diffusées en parallèle. D’un côté, les Juif·ves voyaient les images de morts et de tortures diffusées par le Hamas, de l’autre, dans les cercles proches des milieux nationalistes arabes ou de soutien à la Palestine, une imagerie liée à la résistance s’est majoritairement diffusée, avec des images de clôtures défoncées, de chars de l’armée israélienne détruits, ou de combattants atterrissant en parapente. Le monde a souffert d’une puissante dissonance après le 7 octobre. Alors que beaucoup de Juif·ves criaient « c’est un massacre de Juifs », des gens qui n’avaient pas vu les images et même des personnes de bonne foi soutenaient qu’il s’agissait d’un geste de dignité du peuple palestinien. Pour une grande partie des Juif·ves, tant que des otages israéliens sont retenus à Gaza, le 7 octobre est une journée qui ne s’est pas terminée.
Cette polarisation du monde vécue par les Juif·ves est également alimentée par des forces internationales puissantes, comme le gouvernement iranien qui mène des campagnes d’ampleur de désinformation et de diffusion d’imageries antisémites sur les réseaux sociaux, ou celui de la Russie qui a provoqué des actions pour augmenter le chaos et le sentiment d’insécurité dans la société française en taguant des étoiles bleues et des mains rouges sur les murs de Paris. Les alliances internationales sont devenues très complexes. Donald Trump est allié à la fois avec le gouvernement israélien et avec la Russie, qui est elle-même alliée avec l’Iran qui est allié avec le Hamas, qui est contre Israël !
Enfin, les massacres en Israël et à Gaza ont fait basculer les réactions mondiales vers une opposition nationaliste, y compris au sein de la gauche française qui se prétend internationaliste. Les distinctions entre peuple et État, entre conflit nationaliste et intérêt des peuples ont été abolies, conduisant à des aberrations de tous les côtés, une déshumanisation et un mépris généralisé pour les victimes civiles. D’un côté, des Juif·ves réclament vengeance à Gaza, au mépris de la vie des Palestiniens et des otages israéliens. De l’autre, des mouvements comme BDS (Boycott Désinvestissement Sanction) qui prétendent se battre pour un État binational appellent à boycotter un mouvement judéo-arabe comme Standing Together ou plus récemment le film No Other Land qui montrent à quoi ressemble un combat binational.
Quel regard portez-vous sur la renaissance des mouvements de Juif·ves de gauche après le 7 octobre ?
La catégorie des « Juifs de gauche » comporte une ambivalence, comme si les Juifs de gauche s’excusaient d’être Juifs et devaient ajouter le qualificatif « de gauche » pour apparaître publiquement. Alors que les Juifs de droite, eux, ne s’excusent pas, ils ne disent pas « je suis Juif de droite ».
La catégorie « Juifs de gauche » est comme une adresse faite à la gauche pour leur signifier « nous sommes avec vous, la gauche ; nous faisons partie d’une humanité commune ; nous aussi, nous nous sentons responsable de ce qu’il se passe là-bas ». Albert Memmi distingue le Juif de gauche du « Juif-de-gauche ». Le premier est juif indépendamment de son orientation politique, mais il se trouve que son cœur est à gauche. S’il avait été de droite, il serait juif malgré tout. Le deuxième se dit juif uniquement parce qu’il est de gauche.
Être juif est une condition difficile à habiter dans la société, particulièrement à gauche où il semble qu’il faille se justifier pour rester juif. Les Juifs-de-gauche ne sont pas juifs pour eux, ils sont juifs pour les autres. Cette condition difficile est due au regard de la société en général sur les Juifs, et particulièrement à gauche depuis le 7 octobre. Se dire Juif de gauche ou incarner le Juif-de-gauche est donc une stratégie adaptative à ce regard-là. Mais « Juifs de gauche » est aussi une identité politique concrète, positive et mobilisée à dessein car nous considérons que c’est depuis la gauche qu’une lutte efficace contre l’antisémitisme peut être menée.
Pour conclure
Selon nous, la lutte contre l’antisémitisme implique trois niveaux d’intervention. Le premier niveau est la formation : reconnaître, et s’entraîner à affronter l’antisémitisme au quotidien. À un second niveau, la lutte contre l’antisémitisme nécessite la réécriture de grands récits qui permettent d’apaiser la situation notamment entre Juif·ves et Musulman·es. La réécriture de grands récits permettrait non seulement de remettre la critique matérialiste au centre, de ne plus donner de prise aux analyses complotistes, visions attrayantes de la critique sociale. Le dernier niveau d’intervention, exploré par les penseurs de l’école de Francfort et leurs héritier·es, s’attaque à l’antisémitisme en tant qu’idéologie de crise. Une manière radicale de combattre l’antisémitisme serait de construire une société qui repose sur autre chose que des cycles de crise. Il s’agit de penser des modèles théoriques et trouver des manières de les tester.
Nous aimerions dire aux lecteurs et lectrices de Daï et aux Juif·ves que la situation est en même temps joyeuse et désespérée. Nous sentons que nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à nous regrouper, à proposer et créer des horizons désirables et joyeux, qu’on arrivera à sortir de la merde dans laquelle on est. Nous avons vu tout ce milieu juif de gauche se constituer entre 2015 et aujourd’hui et nous sommes non seulement fiers mais aussi heureux de pouvoir partager un outil qu’on aurait voulu avoir à disposition il y a 10 ans.
Jonas Pardo est directeur de l’association Boussole antiraciste. Il crée et anime des formations à la lutte contre l'antisémitisme auprès de collectifs, d’associations, de syndicats, de médias et de partis politiques. Il a été fait partie des fondateurs de Golem.
Samuel Delor est enseignant. Sa grand-mère paternelle, Bella Swiatly, juive polonaise, a participé à fonder l’un des premiers réseaux de résistance de la Haute-Vienne, à Châtellerault. Cette histoire familiale est l'un des fondements de son engagement syndical et politique.
Ils sont tous les deux militants syndicalistes et engagés dans le combat contre l’antisémitisme et tous les racismes et ont publié ensemble le Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme aux éditions du Commun.
Vidéo de Al-Jazeera : « Israël est accusé de voler des organes de cadavres palestiniens », tweet du 7 décembre 2023.
Charles Maurras, « L’exode moral », L’Action française, 28 mars 1911.
Par exemple lorsque Jean-Luc Mélenchon nie l’antisémitisme d’Eric Zemmour tout en attribuant son racisme à la reproduction de « scénarios culturels liés au judaïsme » qui serait opposé à la « créolisation ». L’intervention complète de Mélenchon est décortiquée dans l’article suivant Fabrice Pliskin, « Un “scénario antisémite” de Melenchon », Le Nouvel Obs, 30 octobre 2021.
Voir notamment le tweet de soutien le 25 novembre 2024 d’Aymeric Caron à Emilie Gomis, qui a publié à de multiples reprises des tweets antisémites.
Appel à manifester de la France Insoumise, Samedi 22 mars, manifestations contre le racisme et le fascisme !, 27 février 2025.
Collectif Tsedek!, « Les juifs antisionistes sont-ils encore des juifs ? Mise au point sur la campagne antisémite qui nous vise », Le Média TV,13 février 2025.
Blanche Gardin et Aymeric Lompret, Soirée caritative « Voices for Gaza », 4 juillet 2024.
Voir par exemple l’expulsion d’Egalité et Réconciliation, lors des manifestations de 2009, cf. Réflexes, « La géopolitique pour les nuls, II, session de rattrapage », 25 janvier 2009.
Francis Lemasson, Prises de parole du collectif CGT VINCI et de la CGT AGO lors de la mobilisation du 8 octobre, discours retranscrit sur la Zone à Défendre.