Se dire juive après le 7 octobre

Natacha Chetcuti-Osorovitz, Floriane Chinsky et Alice Timsit / illustration : Lunarium

Pour ouvrir ce troisième numéro de Daï, nous avons proposé à trois féministes juives d’échanger sur la façon dont résonnent les sujets de féminismes et de judéités dans leur vie, avant et après le 7 octobre. Natacha Chetcuti-Osorovitz, Floriane Chinsky et Alice Timsit ont accepté de répondre à nos questions. 

Julie-B

Natacha Chetcuti-Osorovitz est sociologue. Ses travaux portent sur la sociologie carcérale, l’épistémologie féministe matérialiste, les violences de genre, l’antisémitisme et le rapport aux catégorisations de genre et de sexualité. Floriane Chinsky est rabbin, Docteure en Droit, Formatrice en Écoute Mutuelle. Elle est la co-autrice de Des Femmes et des Dieux avec Kahina Bahloul et Emmanuelle Seybolt. Alice Timsit est conseillère de Paris écologiste, élue du XIXe, et enseignante-chercheure en droit public. Elle a participé à la création de Golem le 12 novembre 2023 et est co-responsable du groupe de travail « Lutte contre l’antisémitisme » des Écologistes.


Qu'est-ce qui vous a donné envie de participer à cet entretien collectif autour des féminismes et des judéités ?
 

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Tu disais, Floriane, en te présentant, « essayons de trouver une voie de transformation » au sens polysémique du terme de voie et voix, ça me parle beaucoup. Ce qui m’a poussée à répondre à cet entretien, c’est l’urgence de se rencontrer, d’élaborer ensemble. Il y a le temps des répertoires d’actions, par, entre autres, les manifestations, mais il y a aussi le temps nécessaire à l’élaboration intellectuelle. Nous avons besoin de réfléchir à la manière dont nous nous situons dans le présent des sociétés fragmentées, de continuer à réfléchir ensemble pour sortir du piège du binarisme.

Longtemps j’ai pensé en termes d’émancipation, par des positionnements féministes et lesbiens politiques pluriels et je me confronte aujourd’hui à un obstacle : je n’arrive plus à penser l’émancipation. En préparant en ce moment  une communication pour une table ronde autour de l’antisémitisme subi par les personnes juives LGBTQIA+, en collaboration avec l’association juive Beit Haverim¹, je réfléchissais à un titre adéquat et je me suis surprise à penser la paix comme un concept politique, et même comme le concept radical, dans l’étau dans lequel nous sommes prises. La question de la paix aujourd’hui apparait comme l’horizon pour sortir des instrumentalisations de droite quant aux catégorisations d’antisémitisme opposé aux catégorisations de racisme, et dans certains courants de gauche pour sortir de ce déni d’antisémitisme. Jamais je n’aurais imaginé mettre la paix au centre de mes réflexions, moi qui viens d’une gauche non consensuelle. Cette gauche matérialiste permet de penser les antagonismes de classe, de sexe, de race, d’hétérosexisme pour justement faire face à l’idéologie du consensus de droite qui gomme les rapports de domination et ne permet donc pas l’émancipation des groupes opprimés.

En tant que juive, depuis le 7 octobre, je ressens un sentiment très fort d’exil.

Le mot « antisémitisme » devient impossible à prononcer dans des espaces de gauche, tant il semble inaudible par certaines camarades dans le temps présent. Il est trop repris par les rhétoriques de droite, tant la focalisation d’une supposée blanchité de la question juive fait l’objet d’une attention soutenue. Cette trahison de classe et de race, dans laquelle le sionisme serait le symbole du capitalisme flamboyant dans l’oppression et l’exploitation des groupes minorisés, joue un rôle fondamental dans l’occultation de l’antisémitisme dans les discussions actuelles dans les espaces féministes et de gauche. J’ai même entendu il n’y a pas si longtemps par l’une de ces figures, que je ne nommerai pas, qu’il ferait bon vivre en diaspora en tant que juive et juif. Que nous avons une chance que nous ne mesurons pas….

Voilà tout ce que j’attends de cet entretien : penser ensemble. Cela ne veut pas dire que l’on va nécessairement trouver une solution mais nous avons besoin de réfléchir ensemble : déjà sortir du silence, comprendre comment, s’il n’est pas possible de se faire entendre, au moins ne pas lâcher sur des horizons politiques. Sachant que nous sommes aussi aux prises au niveau national et international avec une extrême droitisation des gouvernements en place, ce qui constitue une menace pour les droits des femmes, les droits des groupes minorisés : les lesbiennes, les personnes trans, les gays, les personnes juives et racisées.

Donc pourquoi être là ? Pour sortir de l’effacement et de l’occultation des violences sexistes et des violences antisémites, depuis le 7 octobre.

Alice Timsit : J’ai accepté cet entretien avec une grande curiosité. On a besoin de recréer des espaces de lutte, de solidarité, parce car nous avons vécu des situations extrêmement difficiles en tant que féministes et en tant que juives. Je me suis sentie prise en étau et marginalisée. Certaines d’entre nous ont même pu faire l’expérience de l’exclusion.

Pourtant ce sont aussi les clés de lecture du féminisme qui m’ont permis d’éclairer mon expérience de l’antisémitisme.

On a aussi besoin d’élaborer dans la joie. Dès les premiers moments de Golem, nous avons voulu faire de cette maison, un espace de lutte et de fête.  

Floriane Chinsky : J’adhère à tout ce que vous avez dit. Dans ma présence ici, il y a la conviction que je vais vivre une expérience où le désaccord est possible sans qu’il entrave la relation, dans la nuance et la sérénité. Il est essentiel pour moi de pouvoir partager ce type d’expérience pour qu’elle devienne une norme, et de réfléchir ensuite aux façons d’élargir ce type de cercles.

Je te rejoins Alice, et je souligne que lutter ensemble à travers la joie est au cœur du judaïsme. Une notion centrale pour moi en ce moment est celle de joie du commandement, simkha chel mitzvah (Talmud Chabbat 30b) : la joie de l’action qui vient du fait qu’on agit en accord avec nos valeurs par opposition à la joie de s’évader. Il est utile aussi de s’évader si on en a besoin, mais pour moi la joie profonde est celle de l’action. 

En tant que femmes et en tant que juives, nous faisons face à des agressions si répétées qu’on a particulièrement besoin de cette dimension de légèreté. D’une certaine façon, les courants sociologiques qui traversent la société sont tels qu’on peut considérer qu’on est foutu·es. La chanteuse Libby Roderich dit : « La vie est si dangereuse, que nous n’avons pas grand-chose à craindre. » La situation est désespérée, mais pas forcément grave ! 

J’ai récemment organisé une rencontre avec plusieurs associations LGBTQIA+ juives, musulmanes et chrétiennes autour de l’association de ces trois mots « love, lol, lutte », je pense que c’est un bon mot d’ordre. Pour faire avancer un monde de respect, on a besoin de vivre ce respect dès maintenant, de vivre du lol et du love, et non pas uniquement de la lutte.

Alice Timsit : En somme, être femme et être juive c’est apprendre à chanter et à danser sous la pluie. J’aime beaucoup le fait que nous puissions exprimer le désaccord dans la nuance.

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Tu évoques, Floriane, la joie de s’évader et je suis pleinement d’accord avec toi. Si être femme, c’est être contenue dans et par le continuum de violences de genre et de toute une série de régimes d’exploitation, dont la division sexuelle du travail et les tâches naturalisées du travail invisible, la ligne d’horizon est plus que lointaine. Il ne s’agit pas de reconnaître les mécaniques de domination que vivent les femmes, pour vivre et essentialiser des féminités nécessaires et absolues. Il faut fuir, au sens où l’entend Monique Wittig, fuir l’oppression. Ça ne renvoie pas à l’idée de fuir par couardise, mais bien au contraire au sens de la créativité politique, c’est inventer un autre monde ailleurs, échapper aux catégorisations de sexe et aux rapports sociaux dans lesquelles elles se reproduisent. La seule ligne de fuite réside toujours dans le lesbianisme matérialiste.

Floriane Chinsky : Il est très frappant de constater que dans les milieux juifs aujourd’hui, on a peu accès à la culture du désaccord pacifique, alors que le judaïsme s’est façonné dans cette culture de la mahloket מחלוקת (controverse).


Rentrons plus en avant dans la politisation de l’intime : pouvez-vous nous partager votre expérience de l’oppression croisée du sexisme et de l’antisémitisme, en tant que femmes juives ?
 

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Il y a 12 ans, je travaillais en collaboration avec Fabrice Teicher, sur la circulation des discours dans les Manif pour tous dans leur lien entre antiféminisme, hétérosexisme et antisémitisme. J’étais à l’époque à la recherche d’un poste d’enseignante-chercheure. Il faut savoir que les évolutions du capitalisme ont contribué à une dégradation globale des conditions de travail depuis plus de quinze ans. Elles ont également reconfiguré les conditions d’accès aux métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le marché de l’emploi académique s’est tendu avec un fort déséquilibre entre l’offre et la demande. Dans ce contexte, il existe une moindre opportunité d’emploi pérenne dans le secteur universitaire (Natacha Chetcuti-Osorovitz et Cynthia Colmellere, 2024). Ce déséquilibre accentue les effets de marginalisation dans l’obtention d’un poste, notamment en produisant une hiérarchisation entre les sujets considérés comme plus ou moins nobles.

Le sujet sur le rapport entre antisémitisme, antiféminisme et hétérosexisme m'a immédiatement située dans l'espace académique en tant que juive. Je subissais déjà une forme de marginalisation liée à mes objets d’études sur le lesbianisme qui a déjà constitué un obstacle pour obtenir un poste. Mon travail sur l’antisémitisme a amplifié cela.

À cette époque, j’ai circonscrit mes recherches sur l’antisémitisme de la droite et de l’extrême droite, je n’étais pas allée plus loin. J’éprouvais de la difficulté à comprendre ce qui se passait dans les espaces de gauche, car j’avais peur d’y aller. Je ne déniais pas l’existence de l’antisémitisme à gauche, mais de par ma socialisation jeune adulte dans des espaces de la gauche révolutionnaire, et plus tard dans le maintien d’une position de gauche matérialiste, j’avais mis entre parenthèses cette question.

Après le 7 octobre, le silence concernant les victimes et parmi elles les femmes ayant subi des violences atroces a été d’une telle intensité qu’en réponse, assurément, je ne me suis jamais autant signifiée aux autres comme juive.

Sans doute que cette visibilité peut avoir un coût : le coût de s’exiler de l’espace de gauche.

L’après 7 octobre a été également marqué par des injonctions géopolitiques à se prononcer sur Israël, et particulièrement « en tant qu’intellectuelle de gauche ».

Floriane Chinsky : Mon expérience du judaïsme est une expérience française, héritière d’un judaïsme des lumières transmis durant mon enfance, c’est aussi une expérience israélienne en tant que jeune étudiante rabbin. Ce deuxième temps m’a permis de rencontrer un pluralisme de haut niveau, que je n’avais pas connu en France où le judaïsme y est plus monolithique et plus fermé.

D’une façon générale, ce qui me touche le plus en tant que femme juive c’est la pauvreté du judaïsme français et la pauvreté du féminisme français. C’est un peu énorme de dire cela, je sais bien, mais il y a tant de choses à découvrir dans le monde dans ces deux domaines !

J’ai deux petites anecdotes : lors d’une conférence dans un espace non juif, à l’École nationale de la magistrature, il y a deux ans, j’expliquais en quoi la Torah orale est plus importante que la Torah écrite. Un homme non juif m’a interpellée pour m’expliquer que je me trompais ! En plus du mansplaining assumé, c’est une manière de réactiver l’antijudaïsme chrétien selon lequel le judaïsme serait la vieille version de la bible chrétienne… une forme de judaismplaining !

L’autre expérience à laquelle je pense concerne certains milieux synagogaux français qui ont intériorisé des modèles patriarcaux et hiérarchiques. J’éprouve parfois la difficulté à faire vivre le judaïsme de la non-hiérarchie comme si je heurtais un « vrai judaïsme solennel ». Mais mon judaïsme à moi est humaniste et dynamique !

Alice Timsit : C’est l’éveil de ma conscience féministe qui m’a permis de libérer ce que j’appelle ma « prise de conscience juive ». C’est parce qu’en tant que femme, j’avais déjà pris conscience du système de domination dans lequel on évolue et des inégalités qui nous frappent, que j’ai été, plus tard, en capacité de conscientiser l’expérience de l’antisémitisme. Ce qui a été assez perturbant, c’est que ma judéité s’est façonnée ou plutôt révélée à mes yeux au contact de l’antisémitisme. Et, c’est aussi très lié à la politique.

Quand j’ai été élue en 2020 à Paris, à 26 ans, mes premiers pas dans le mandat d’élue ont pu s’accompagner d’une exposition à des insultes sexistes et antisémites. Je me souviens avoir reçu des « sale juive » ou « sale pute juive ». Je ne sais pas pourquoi il faut toujours qu’on soit sale… 

Plus récemment, après le 7 octobre, j’ai aussi subi cette injonction à me positionner sur Israël, de façon beaucoup plus prégnante. Je fais partie de celles et ceux qui n’ont jamais souhaité porter en étendard leur judéité, j’ai grandi dans une famille où le judaïsme était davantage culturel et où cette identité était, si ce n’est tue, à tout le moins effacée. Ça m’est finalement revenu en boomerang. Je ne me suis jamais autant définie juive que depuis le 7 octobre.

Et je vois beaucoup de similitudes entre le fait d’être femme et le fait d’être juive : l’expérience du silence et de la culpabilité, l’expérience de l’autocensure et la crainte de prendre trop de place. Je repense à ce que mon père n’a cessé de me dire : « ma fille, un jour si tu veux changer de nom, tu le peux, je ne t’en voudrai pas ». Sous-entendu, « si tu veux cesser d’être perçue comme juive, je le comprendrai ». C’est une manière de n’offrir aucune prise à la discrimination et à la stigmatisation. Rétrospectivement, je perçois la grande violence de cette solution d’effacement.  Mon nom, j’en suis fière et pour rien au monde je ne voudrais en changer.

Floriane Chinsky : L’expérience d’être juive rejoint celle d’être femme, car dans les deux cas, on doit légitimer son droit à exister, il faut travailler trois fois plus !

Dans le judaïsme, le principe c’est qu’on est égaux, et c’était le cas dans les camps d’été des Éclaireurs et Éclaireuses Israélites de France que j’ai fréquentés durant ma jeunesse. Jusqu’au jour où, dans une réunion nationale, on m’a demandé d’aller du côté des femmes. Ce fut une double humiliation : celle d’être écartée et celle de ne pas avoir su ce que j’étais censée faire… Par ailleurs, même si j’ai fait ma bat mitzvah à la synagogue de Copernic, j’y ai lu le passage des Prophètes (haftara) pendant que le garçon lisait dans la Torah. Cela me semblait équivalent, mais la différence est perceptible dans l’expérience de la lecture : le premier lit d’abord, entouré de tous, la seconde lit ensuite, seule.

Mon parcours de rabbin m’a au contraire amenée à faire l’expérience d’un empouvoirement individuel et collectif. Lors d’une rencontre avec 120 femmes rabbins du mouvement massorti aux États-Unis, j’ai pu découvrir 120 façons d’être femme, d’être rabbin, d’être juive ensemble. C’était très libérateur.

Alice Timsit : J’ai cherché à lire sur cette double oppression du sexisme et de l’antisémitisme, mais les écrits sont quasi inexistants, il y a très peu de recherche académique sur cette double identité. On a parfois la sensation que visibiliser sa judéité viendrait amoindrir sa condition de femme. Évoquer publiquement sa judéité, la livrer dans l’espace public, ferait courir un risque au féminisme ou viendrait le concurrencer. Comme si c’était une lutte de bourgeois qui ne nécessite pas que l’on s’y intéresse tant.

Natacha Chetcuti-Osorovitz : On a l’impression d’être inaudible. On oppose aussi l’antisémitisme à l’oppression des populations décoloniales sans comprendre que la question juive est présente dans la décolonialité.

Je te rejoins Alice, la recherche est insuffisante sur le sujet et offre peu de financements.

Penser la question de l’antisémitisme est ramené à une question de droite, ou à une question non contemporaine, reliée un contexte historique supposément lointain. Dans le contexte contemporain, la judéité serait la marque d’un privilège blanc. Cette altérisation de ladite blanchité juive construit une fausse réalité du vécu de l’antisémitisme.

Revenons sur le concept de paix que tu as évoqué au début de l’entretien, Natacha. C’est un concept que les milieux de gauche se sont en effet peu approprié. On entend beaucoup l’idée que la paix viendrait dépolitiser et masquer les rapports de domination. En quoi la paix est-elle un concept radicalement politique, un concept nécessaire pour penser la situation actuelle ? Et en quoi est-ce un concept féministe ?

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Aujourd’hui, je pense que c’est un concept indispensable pour sortir de l’occultation et des systèmes d’effacement sans se laisser prendre dans les filets d’une droite qui est toujours antisémite.

Floriane Chinsky : La façon juive d’aborder le monde est très intéressante. La paix est un processus et pas un état ou un concept abstrait. La paix féministe, la paix anti-antisémite et toutes les paix se rejoignent dans un processus de non-domination en action. C’est ainsi que fonctionne la halakha : si on voit la paix comme une valeur, alors il ne faut pas en rester là, il faut la faire entrer dans le quotidien. Par exemple, on en parle sans cesse (comme à la fin de la amida ou à la fin du kaddish), et on essaie de la vivre avec soi-même (dans la amida), avec les autres (lois de la communication = lashon hara). La paix peut passer très simplement par un processus où chacun va parler à part égale sans que l’autre ne l’interrompe, un peu comme les rabbins qui s’écoutent mutuellement dans la michna. C’est un moyen de vivre très concrètement la paix entre nous, et qui fait place à la parole des femmes. C’est ce qu’on peut aussi entendre dans le droit : la procédure est la sœur jumelle de la liberté. Les valeurs doivent être discutées puis structurer nos vies, c’est politique !

Alice Timsit : La paix pour moi renvoie aujourd’hui à une forme de radicalité, à la nécessité de tenir une ligne de crête, à être dans la nuance. Cela implique l’écoute et la reconnaissance de l’Autre, de l’altérité. Le fait que la parole des femmes juives n’ait pas été entendue par certaines féministes ne constitue pas seulement un échec moral, c’est aussi renoncer aux valeurs d’émancipation qui structurent les fondements mêmes du féminisme. 

Désormais, c’est au nom du féminisme que l’on exclut certaines femmes du mouvement social. Ça dit aussi beaucoup de l’histoire de l’expulsion juive qui se perpétue. Cela se traduit concrètement dans les mots et dans les faits. Dans les mots, à coup de tribunes de militantes féministes minimisant les crimes des « combattants » du Hamas au nom de la « résistance », ou encore silenciant les viols, les relativisant, au prétexte du « contexte ». Le fameux « contexte » qui existe, il ne s’agit pas de le nier, mais il n’est pas sans rappeler la fameuse « jupe trop courte ». Je me souviens d’une tribune d’un collectif de militantes féministes qui considérait que dénoncer les viols du Hamas sans « contextualiser » c’était « réitérer la vision d’un monde musulman barbare contre une population israélienne féminisée et ainsi lavée et blanchie de tout soupçon ». J’avoue que les bras m’en sont tombés. Il ne s’agit pas de « réitérer la vision d’un monde musulman barbare » mais juste de dire l’horreur, de dire l’effroi, et de dénoncer des violeurs et des assassins. Au passage il est intéressant de noter comment la société israélienne est appréhendée de façon monolithique comme ultra masculinisée, et dès lors que sont dénoncées des violences sexistes et sexuelles, une bascule s’opère. On chercherait à féminiser la population israélienne et donc à la « blanchir de tout soupçon », c’est absurde… le vocabulaire est d’ailleurs éloquent.

Comme si la lutte anti-impérialiste et anticoloniale ne pouvait souffrir l’expression d’empathie et de solidarité avec les femmes israéliennes, juives ou non. Il y a une forme d’aveuglement et de binarité dans ces expressions. Comme si l’on ne pouvait pas dénoncer les viols des terroristes du Hamas ET lutter contre l’impérialisme et la colonisation.

Ce qui s’est exprimé avec des mots s’est ensuite matérialisé dans les faits lors de la manifestation parisienne du 25 novembre 2023.

Floriane Chinsky : Le manque de conscience de l’antisémitisme est une faille pour la gauche et le féminisme. Il ouvre la porte à toutes les dérives de la droite. On ne devrait pas se laisser diviser.

Comment réussissez-vous à adresser cette critique ?

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Depuis le 7 octobre, j’ai une très grande difficulté à parler avec des personnes qui ne prennent pas la mesure de la situation. Pour l’instant je n’ai pas trouvé de solution pour pouvoir parler. 

Alice Timsit : La question de la place est cruciale. Avant de reconstruire ces espaces de lutte ou de solidarité mutuelle, il y a un besoin de reconnaissance de l’Autre. Visibiliser, comme Golem le fait, en prenant sa place dans le débat et dans l’espace public, c’est une façon d’exister sans s’excuser. Je pense aussi aux colleuses juives de Marseille qui visibilisent féminisme et judéité dans l’espace public.  

Recréer des espaces de dialogue, ça veut aussi dire être en capacité d’accepter la critique et l’introspection. La gauche n’a pas de totem d’immunité en ce qui concerne l’antisémitisme. Avoir été à l’avant-garde des combats contre le racisme ne rend pas imperméable à l’antisémitisme. Dire cela permet de tranquilliser le dialogue : comme pour toutes discriminations, on a des biais, on doit se former.

Avoir des espaces de dialogue à travers des objets détournés comme des films, des témoignages, peut aussi être une solution.

Floriane Chinsky : Quand je t’entends parler de visibilisation du judaïsme, je pense au célèbre discours sur l’assimilation des juifs de Clermont-Tonnerre : « il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens. ». On a le droit d’être citoyens à condition d’être invisibles en tant que groupe. Ceci a été intériorisé par beaucoup de juifs et de juives, et nous nous sommes laissé isoler. Être « de bon·nes français·es » a consisté à nous invisibiliser. Aujourd’hui, ce n’est tout simplement plus possible, nous sommes sans cesse interpellé·es. L’injonction est paradoxale : faites-vous invisibles / manifestez-vous pour condamner Israël ! Un juif de gauche sera réticent à exprimer sa judéité, par exemple avec le port d’une kippa. Pour une juive de gauche, porter une kippa en public est doublement connoté et critiqué ! 

Par ailleurs, le groupe et la synagogue constituent un espace structuré pour le dialogue, l’empouvoirement mutuel, la joie dont nous parlions tout à l’heure. Or, aujourd’hui, en France, la synagogue ne s’exprime pas majoritairement comme un espace de gauche et féministe.

Mais on peut remobiliser des symboles : en tant que femme, faire l’expérience de porter des tephillin, regarder ce que ça nous fait, se défaire des freins internes à accéder à cette expérience. On peut se poser la question : à quoi ressembleraient des tephillin féministes, des tephillin de gauche ?  

Qu’est-ce qui vous a permis de tenir durant cette année ?

Floriane Chinsky : Deux attitudes intérieures sont à la base de ma survie : la première est un grand pessimisme face aux forces d’oppression qui sont à l’œuvre aujourd’hui dans le monde. Le monde actuel est le même que celui qui a donné lieu à la Shoah, le 7 octobre en est une conséquence. Pour moi, le pire est assez certain. Mais d’autre part, en ce qui concerne ce que j’ai eu la chance d’apprendre dans ma vie et la qualité des relations que je chéris, j’ai un très grand optimisme. Je suis fondamentalement persuadée que nous sommes capables du meilleur. Cela aussi, l’histoire l’a prouvé. Je combats le désespoir en travaillant beaucoup dans des cercles où mon action est utile. J’alterne entre des périodes de déconnexion des médias et des périodes où j’essaie d’y produire des ressources positives.

Le travail personnel en Écoute Mutuelle m’a beaucoup aidé. Des activistes et penseuses comme Starhawk ont aussi été une ressource. J’ai aussi tenu grâce à la sororité au sein de Golem et à l’action des Guerrières de la paix. J’ai la chance de connaître des outils de paix, travailler à les partager donne un sens à ma vie.

Alice Timsit : J’ai tenu grâce à la fête, au partage, au dialogue, à l’entraide. J’ai créé de nouvelles amitiés dans ce moment difficile. C’est là où se révèlent d’autres formes d’empathie, de courage, d’amitié. Ça fait rejaillir différemment l’humanité.

Écouter et lire des femmes juives, savoir qu’elles existent, m’a aussi beaucoup aidée. On était seules, ensemble.

En tant qu’écologiste je regretterais de ne pas l’avoir dit, l’accès à la Nature m’a permis de me ressourcer. Je me suis échappée grâce à la quiétude, la contemplation, l’observation et l’introspection qu’offre la nature.

Natacha Chetcuti-Osorovitz : Pour ma part, j’ai tenu et je tiens toujours grâce à l’existence du collectif Golem et effectivement les Guerrières de la paix. Elles construisent un très bel espace de politisation et d’apaisement. Le très beau livre de Judy Batalion, Les Résistantes, publié aux Éditions les Arènes en 2022, a constitué une très belle lecture cet été qui m’a donné beaucoup de force. Les analyses de Karen Barad qui propose le concept de « réalisme agentiel » est une vraie inspiration pour l’analyse de nos « manières d’être au monde »². Enfin, une autre lecture m’a procuré de la quiétude le temps d’une fin de semaine, celle de Yuna Visentin Spiritualités radicales (Éditions Divergences, 2024) et puis, aller vivre une grande partie de l’année au pays basque a été une grande source de joie …


Natacha Chetcuti-Osorovitz est sociologue.

Ses travaux portent sur la sociologie carcérale, l’épistémologie féministe matérialiste, les violences de genre, l’antisémitisme et le rapport aux catégorisations de genre et de sexualité.

Son prochain ouvrage, coécrit avec Sara Garbagnoli, est à paraître le 4 février 2025 et portera sur La pensée Wittig, Une introduction, aux éditions Payot. 

Son dernier ouvrage porte sur l’expérience carcérale des femmes en longues peines : Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité, Paris, Ed. La Dispute, 2021. 

Parmi ses publications concernant le rapport entre l’antisémitisme et l’antiféminisme, on peut citer, en 2018 avec Fabrice Teicher « New Forms of Antisemitism, The Law, and The Politics of Gender and Sexuality in Contempory France », in Cahiers de l’ACSA – SISCA –, Analysis of Current Trends in Antisemitism, Vol. 39, issue 1, Ed. De Gruyter.  En 2017, avec Fabrice Teicher « De “La Manif pour tous” au rap identitaire et dissident, circulation des discours antiféministes, hétérosexistes et antisémites en France », Cahiers de Littérature orale, Paris, Éditeur Presses de l’Inalco, n°82.

 

Floriane Chinsky est rabbin, Docteure en Droit, Formatrice en Écoute Mutuelle

Elle a grandi dans une famille pour laquelle le tikkoun olam³ תיקון עולם était au centre, articulé avec une approche humaniste. Pour pouvoir agir dans la société, elle a entrepris des études de droit puis poursuivi en sociologie. Engagée dans l’étude et la transmission du judaïsme depuis sa jeunesse, elle a décidé de s’orienter vers une formation rabbinique soucieuse des textes traditionnels et de leur étude avec une approche critique au centre Schechter à Jérusalem. En parallèle, elle s’est aussi formée à l'Écoute Mutuelle (CCI), la Communication Non-Violente et à la Sociocratie. Elle a travaillé avec Kahina Bahloul et Emmanuelle Seybolt pour la rédaction du livre Des Femmes et des Dieux, publié aux Arènes, en 2021. Son prochain livre, issu d’une collaboration avec le sociologue Yankel Fijalkow, paraîtra en février prochain aux éditions de l’Atelier. Il constituera un débunkage des idées reçues sur le judaïsme. Elle publie régulièrement sur son site, rabbinchinsky.fr

Alice Timsit est conseillère de Paris écologiste, élue du XIXe, et enseignante-chercheure en droit public. Elle a participé à la création de Golem le 12 novembre 2023 et est co-responsable du groupe de travail « Lutte contre l’antisémitisme » des Écologistes. 

  1. « Sortir du silence : penser l’antisémitisme et ses reconfigurations avec et dans les espaces LGBTQ+ », conférence du 8 décembre 2024 à la Mairie du 10e arrondissement de Paris 

  2. BARAD, K. (2023). Frankenstein, la grenouille et l'électron. Les sciences et la performativité queer de la nature, Asinamali, 288 p., préface de Joseph Rouse, traduit de l'anglais par Luigi Balice et Christophe Degoutin.

  3. Le tikkoun olam ou « réparation du monde » est un concept issu de la philosophie et de la littérature juive, recouvrant en grande partie la conception juive de la justice sociale ou de réparation dans les courants massortis et libéraux, réformateurs, reconstructionnistes ou sécularisés.

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