Retour sur les négations des violences sexuelles du 7 octobre

Noémie Issan Benchimol, Élie Beressi / illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

« Nous demandons à voir les preuves » s'exclame Judith Butler qu'on avait connue plus soucieuse du respect des témoignages des victimes de violences sexuelles. Élie Beressi et Noémie Issan Benchimol reviennent sur les faits — les violences sexuelles commises le 7 octobre —, et analysent les mécanismes qui aboutissent à leur négation par le jeu de paralogismes déduisant l’existence ou la non existence d’un fait à partir d’un discours.

Le phénomène du déni : contexte et enjeux

L'après-7 octobre a vu proliférer une multitude de discours, des plus faussement sceptiques aux plus ouvertement négationnistes. Ces discours concernent tant le massacre et ses détails que les conséquences humaines de la guerre menée à Gaza en réponse, ou encore les crimes de guerre vraisemblablement commis par Israël. On a vu défiler des théories du complot dignes de l’assassinat de Kennedy ou du 11 Septembre côté propalestinien, un déni et une propension à la déshumanisation des Gazaouis côté israélien (avec la rhétorique du « Pallywood » qui extrapole des cas de propagande grossière pour nier la réalité des morts). Dans ce contexte, deux principes fondamentaux ont été bafoués : le rasoir d'Occam, qui privilégie l'explication la plus simple comme la plus probable, et celui qui nous invite à ne pas attribuer à la malveillance ce qui peut s'expliquer par d'autres facteurs - précipitation, émotion, course aux clics, ou simple indifférence aux faits au nom d'une « cause » jugée juste. Ceux qui dénonçèrent les violences sexuelles systématiques perpétrées par les factions armées palestiniennes au cours  des attaques du 7 octobre se sont vu rétorquer peu ou prou ce qu’a dit Judith Butler en meeting, le 6 mars 2024 : « Qu'il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes, d'accord, s'il y a de la documentation, nous le déplorons, il n’y a pas de question là dessus, mais nous voulons voir cette documentation. Et nous voulons savoir qu’elle est fiable. Il n’y a pas de crime du fait d’insister pour avoir cette documentation. » 

Mathilde-Roussillat-Sicsic-Benchimol-Beressi-0-2024

Butler exige ici un niveau de preuve supérieur à celui habituellement admis comme préalable à la dénonciation des violences sexuelles : le témoignage des victimes, ici démonétisé à ses yeux par le contexte politique qui rend suspecte toute voix israélienne. Elle le fait alors même que la documentation qu’elle réclame, un rapport officiel de l’ONU, est disponible depuis alors deux jours. Le doute sert ici de point d’entrée à la dénégation, puisqu’au point de vue politique il lui est fonctionnellement identique : elle dispense de dénoncer les crimes perpétrés le 7 octobre pour recentrer la discussion sur la culpabilité de la société israélienne. Tenter de ramener dans la conversation les crimes sexuels commis lors des attaques du 7 octobre serait alors s’inscrire dans le cadre de la propagande de guerre israélienne et de sa supposée généalogie coloniale. Un tel cas de sophistication intellectuelle au service de la mise en doute systématique de la réalité de crimes n’est pas sans évoquer un autre cas qui avait occupé l’espace médiatique il y a quelques années et qui présente la même structure de dénégation qui occulte les faits car le discours portant sur ceux-ci reproduirait un imaginaire raciste : l’affaire Polanski. En effet le même paralogisme avait poussé un Bernard-Henri Lévy à soutenir Roman Polanski en tant que victime d’une cabale antisémite liée à la sexualité déviante de l’homme juif et à des théories antisémites sur la pédophilie juive. Ces dernières connaissent un grand succès dans des franges complotistes, ésotéristes et racistes, mais cela est sans relation avec la question de la culpabilité de Polanski. Ces questions d’imaginaires sont évidemment changeantes selon les contextes. Ainsi, l’homme juif qui a pu se voir, en contexte chrétien, attribuer une sexualité féminine opposée à la virilité saine du bon chrétien, a pu se voir dépeint, en contexte différent, comme un danger violent. En Palestine, l’historien titulaire de la chaire d’Histoire du monde arabe au Collège de France Henry Laurens indique que les émeutes du 1er mai 1921 à Jaffa se déroulent aux cris de « Musulmans, défendez-vous, les Juifs tuent vos femmes ». La représentation raciste s’impose ici comme une angoisse liée à la compétition sexuelle entre les hommes des deux groupes et la perception du groupe adverse comme une atteinte à la virilité de son propre groupe, dans ses attributions intimes (le monopole des relations sexuelles avec les femmes de son groupe) et publique (la défense de l’honneur des femmes de son groupe) et se décline dans une représentation défaillante, déviante et in fine diabolisante de la virilité de l’autre groupe. Pour autant, l’existence d’un discours raciste structurant ne forclot pas la recension empirique de violences sexuelles imputables à des Juifs, liées ou non à des systèmes culturels : l’étude et la dénonciation de phénomènes de violence sexuelle interne ou externe au groupe, telles que le mariage d’enfants et la polygamie dans les communautés juives encore, la pédocriminalité dans la société ultra-orthodoxe où les violences sexuelles commises par des soldats israéliens au cours du conflit israélo-palestinien et dont l’affaire de Sdé Teiman offre une illustration récente ne sont pas un discours idéologique réifiant contre la « race » ou la « religion » juive, mais des faits empiriquement constatés et situés historiquement, socialement et politiquement.

Ainsi ne nous y trompons pas, Polanski a aussi été victime d’antisémitisme tout comme l’attaque du 7 octobre a vu fleurir des discours racistes sur la barbarie des arabes et leur supposé irrémissible appétit de violence. Mais la question de la réalité des faits imputés n’est pas accessoire à celle des discours antisémites ou racistes. C’est au contraire une question centrale. Polanski a-t-il violé ? Oui. Le Hamas a-t-il commis des violences extrêmes, tortures et violences sexuelles ? Oui. Ainsi, il convient de radicalement distinguer la question de l’existence d’un fait, de son éventuelle dénonciation, et de la façon possiblement problématique avec laquelle la dénonciation doit être faite et ce qu’elle dit des motifs avoués ou inavoués des locuteurs. Il ne viendrait à l’esprit de personne de sensé de penser qu’il ne faut pas dénoncer les crimes commis par des Juifs ou toute autre minorité au motif que cette minorité est par ailleurs victime de préjudices et de biais. Par contre, il est évident que toute explication ontologique qui prendrait de tels faits comme la preuve éclatante de « traits héréditaires » ou de propensions de tel ou tel groupe à telle attitude criminogène relève quant à elle du racisme le plus crasse. Tout est une question de cadrage et de choix d’échelle : quelle est l’échelle adéquate pour interpréter un phénomène au mieux ? Il s’agira parfois d’une échelle dépendant de la culture, mais parfois d’une échelle dépendant de l’anthropologie, ou de l’Histoire.

Mathilde-Roussillat-Sicsic-Benchimol-Beressi-1-2024

La question des représentations historiques

Revenons sur la question des représentations de la sexualité de « l’Autre » dans le contexte des discours construisant la notion belligène de « chocs de civilisation ».  La question de la sexualité est l’objet de mythes et de contre-mythes civilisationnels, qui révèlent systématiquement que les faits historiques sont relégués au second plan afin de préserver les représentations offensives ou défensives des groupes en conflit. Depuis les croisades jusqu’à la période coloniale, un discours réifiant, dans le registre de l’orientalisme érotisant, sur la «sensualité», « la sexualité sauvage » de « l’homme arabo-musulman » s’est développé en Occident, mettant en scène l’assaut de la « femme blanche » par « l’homme du désert », en contraste total avec la représentation que les sociétés arabo-musulmanes ont de leur propre rapport à la sexualité, telle qu’exemplifiée par l’ouvrage du diplomate et polymathe égyptien Wacyf Boutros-Ghali La tradition chevaleresque des Arabes (1919) où il définit un esprit de galanterie reposant essentiellement sur « le culte de la femme » qui est l’objet d’un long développement sur l’amour « pastoral et chaste, à la fois enfantin et profond, simple, grave, ému et discret » que l’on doit aux femmes « traitées avec bonté et affection » selon des codes qui inspireront l’archétype de l’amour courtois en Europe médiévale¹. Les faits de violences sexuelles du 7 octobre 2023 s’inscrivent ainsi en contraste avec cette idée de la « tradition chevaleresque des Arabes », et semblent s’accorder avec les fantasmes coloniaux de « l’arabo-musulman » violeur et pillard. Pourtant, une analyse des faits rapportés et authentifiés dans les rapports d’ONG et d’organisations internationales montre que ces actes ne relèvent pas d’une tradition endogène aux sociétés arabes ou islamiques, mais relèvent d’une catégorie comparative plus vaste, récurrente à travers divers espaces culturels et situations historiques : les violences sexuelles en temps de guerre et en tant que guerre. Elles doivent être analysées ainsi dans le cadre de la sociologie des violences de masse indépendamment de «l’islamité» des assaillants. Quels sont ces faits ? Nous avons cité plus haut deux rapports indépendants qui tentent de les établir, avec la prudence relative à l’incertitude inhérente à l’enquête criminologique et sociologique de l’histoire immédiate.

Ainsi le rapport du Special Representative of the Secretary-General on Sexual Violence in Conflict (SRSG-SVC) de l’Organisation des nations unies établit dans son rapport du 4 mars 2024 les faits suivants concernant les faits de violences sexuelles durant l’opération Tufan al-Aqsa (« déluge d’el-Aqsa ») menée le 7 octobre 2023 par le Hamas et diverses factions armées palestiniennes coalisées, tels que des viols en réunion sur des victimes vives ou mortes durant l’attaque elle-même, mutilations de cadavres, violences sexuelles perpétrées sur les otages israéliens retenus captifs à Gaza².

Les faits établis : que disent les rapports ?

Le rapport du SRSG-SVC est factuel et prudent dans son exposé. Il est impartial (il mentionne également les violences sexuelles infligées par certains soldats à des civils palestiniens dans les territoires occupés). Les affirmations définitives y sont rares, à chaque fois qu’un doute est permis sur des incidents particuliers ou des schémas récurrents d’incidents (tels que les mutilations sexuelles), le rapport en précise le caractère incertain, affirme la nécessité d’investigations plus poussées. Les témoignages oculaires ont été soumis à un examen critique et dans le cadre de la collecte  de témoignages au Kibbutz Be’eri, le SRSG-SVC note l’importance de la question de l’évolution des témoignages et de la prudence à avoir dans le maniement de ceux-ci comme sources primaires³, se montrant ainsi soucieux d’établir des faits et non de propager des rumeurs d’atrocités. Il note également que certaines rumeurs de violences sexuelles se sont répandues à la suite, non pas d’une désinformation volontaire, mais d’une mauvaise interprétation de bonne foi des caractéristiques post-mortem des corps par des volontaires non-formés à la médecine légale. Les appréciations du SRSG-SVC sont expressément déclarées comme pouvant être sujettes à révisions sous réserve d’une nouvelle enquête et de nouvelles données. Le rapporteur a ainsi définitivement écarté deux récits de viols qui s’étaient répandus immédiatement après le 7 octobre. Dans beaucoup de cas, l’isolement de certaines victimes présumées au moment de l’attaque ou la mort des témoins réduit l’enquêteur à ne pas exclure, sans affirmation définitive, la possibilité de violences sexuelles sur des bases circonstancielles. Ses conclusions penchent néanmoins vers une confirmation d’une synergie entre la violence armée et la violence sexuelle lors du 7 octobre, sans arriver à une conclusion définitive quant à leur étendue et leur caractère systémique : « Globalement, sur la base de l'ensemble des informations recueillies auprès de sources multiples et indépendantes sur les différents sites, il existe des motifs raisonnables de croire que des violences sexuelles liées au conflit ont été commises en plusieurs endroits de la périphérie de Gaza, notamment sous la forme de viols et de viols collectifs, au cours des attaques du 7 octobre 2023. Des informations circonstancielles crédibles, qui peuvent indiquer certaines formes de violence sexuelle, notamment des mutilations génitales, des tortures sexualisées ou des traitements cruels, inhumains et dégradants, ont également été recueillies. En ce qui concerne les otages, l'équipe de la mission a trouvé des informations claires et convaincantes selon lesquelles certains otages emmenés à Gaza ont été soumis à diverses formes de violences sexuelles liées au conflit et a des motifs raisonnables de croire que ces violences se poursuivent. L'équipe de la mission n'a pas été en mesure d'établir la prévalence des violences sexuelles et conclut que l'ampleur globale, la portée et l'attribution spécifique de ces violations nécessiteraient une enquête à part entière. Une enquête complète permettrait d'élargir la base d'informations dans les endroits que l'équipe de mission n'a pas pu visiter et d'établir la confiance nécessaire avec les survivants/victimes de violences sexuelles liées au conflit qui peuvent être réticents à se manifester à ce stade. ».

Mathilde-Roussillat-Sicsic-Benchimol-Beressi-2-2024

Le rapport préparé pour l’Association of Rape Crisis Centers par Dr. Carmit Klar Chalamish, chercheuse de l’université Bar Ilan spécialisée sur la justice restauratrice dans le cas des agressions sexuelles intra-familiales est plus analytique et plus affirmatif « De nombreux témoignages et éléments d'information diffusés et classifiés présentent une image claire de modes d'action identiques répétés dans chacune des zones attaquées [...]. Une série de témoignages, d'entretiens et de sources complémentaires indiquent sans équivoque que les terroristes du Hamas ont eu recours à des pratiques sadiques visant à intensifier le degré d'humiliation et de terreur inhérent à la violence sexuelle. »  Au festival de Nova : « Plusieurs survivants du massacre ont témoigné de viols collectifs, au cours desquels les femmes ont été abusées et manipulées par plusieurs terroristes qui les ont battues, blessées et finalement assassinées. » Tandis que dans les kibbutzim frontaliers : « des recherches menées par le New York Times font état d'au moins 24 corps présentant des signes d'abus sexuels à Be'eri et Kfar Aza. D'autres informations sur des agressions sexuelles commises sur des jeunes femmes survivantes, qui n'avaient pas été divulguées à l'origine, sont parvenues aux centres d'aide aux victimes de viols. » Dans les bases militaires israéliennes assaillies : « des informations supplémentaires sur les agressions sexuelles commises sur des femmes soldats, qui n'avaient pas été divulguées initialement, sont parvenues aux centres d'aide aux victimes de viols. »¹⁰ Le Dr. Klar Chalamish se prononce de manière plus explicite que les enquêteurs onusiens  pour qualifier ces violences sexuelles de systématiques : « il ressort de différents témoignages que lors des raids sur les kibboutzim, de la capture de civils et de soldats (femmes et hommes) et de leur captivité, les militants du Hamas se sont systématiquement livrés à des actes de viol, en pénétrant le corps des femmes, dont certaines ont été blessées, tout en faisant preuve d'une violence brutale¹¹. Les témoignages et les informations recueillis indiquent que les agressions sexuelles commises lors des attaques du 7 octobre et par la suite étaient systématiques, préméditées et délibérées »¹² avec un clair objectif de la part des paramilitaires palestiniens d’humilier l’ennemi israélien : « Dans certains cas, les abus sexuels ont eu lieu devant des membres de la famille ou des amis qui ont été contraints d'assister aux abus sexuels sous la menace de la vie de la victime et de la leur, sans pouvoir agir pour y mettre fin. »¹³ Il semble que les agressions sexuelles se soient produites devant un public composé de membres de la famille, de membres de la communauté ou d'autres parents. Cette pratique est connue dans la littérature et vise à porter atteinte à la dignité et à la masculinité des hommes qui ne protègent pas leurs femmes, ainsi qu'à susciter la peur et à renforcer l'oppression et l'humiliation¹⁴.

Le rapport démontre bien que ces violences ne sont pas une spécificité culturelle propre à la société palestinienne ou la civilisation arabo-musulmane mais s’inscrivent dans le cadre d’un phénomène récurrent et bien documenté propre aux situations de guerre : « D'après les récits des atrocités, il semble que les actions des auteurs présentent les caractéristiques de la violence sexuelle en temps de guerre documentée dans la littérature ; les pratiques qui constituent le viol et la violence fondée sur le sexe apparaissent souvent en combinaison avec des pratiques sadiques présentant des caractéristiques de brutalité évidentes. »¹⁵ En temps de guerre, les victimes sont déshumanisées, la femme ou l'homme violenté·e n'étant pas considéré·e comme un être humain mais plutôt comme un corps symbolique de l'« ennemi » sur lequel sont projetées la haine et la violence¹⁶.

Mathilde-Roussillat-Sicsic-Benchimol-Beressi-3-2024

Analyse : au-delà des préjugés, comprendre les mécanismes

Ainsi la violence sexuelle n’est pas un élément singularisateur que l’on projetterait via des biais orientalistes sur les fedayeens palestiniens, mais un phénomène qui inscrit l’opération Tufan el-Aqsa dans un schéma comparatiste plus vaste et indépendant des considérations culturalistes. Dès lors pourquoi récuser les faits avérés sous prétexte qu’ils sont congruents avec des tropes racistes eux-aussi avérés ? Il s’agit d’un mécanisme de réification du discours en opposition à un discours lui-même réifiant, un refus idéologique du réel (le négationnisme entourant les crimes sexuels imputables aux combattants palestiniens) en réaction à un discours idéologique se superposant comme une lentille déformante sur le réel (le discours orientaliste sur la sexualité offensive et offensante de « l’homme arabe »). 

Selon le rapport des Nations-Unies du 24 mai 2024 sur les violences sexuelles liées aux conflits, « en 2023, du fait de l’émergence de nouveaux conflits et de l’escalade des conflits existants, les populations civiles ont été́ exposées à des degrés plus importants de violences sexuelles liées aux conflits, lesquelles ont été́ intensifiées sous l’effet de la prolifération des armes et d’une militarisation accrue. Des éléments armés issus de groupes armés étatiques et non étatiques s’en sont pris aux civils et se sont livrés à des viols, à des viols collectifs et à des enlèvements, dans un contexte où les déplacements internes et transfrontaliers ont atteint des niveaux records [...] Les femmes et les filles ont été touchées de manière disproportionnée par les violences sexuelles ; pourtant, la parole des femmes est toujours inaudible ou inexistante dans les principales instances de prise de décision sur les questions de paix et de sécurité́. »¹⁷ Le rapport liste les violences sexuelles dans 19 zones de conflits sur 4 continents appartenant à des zones culturelles forts diverses. La dénégation des crimes sexuels commis par les combattants palestiniens au cours de la journée du 7 octobre utilise la réalité d’un discours raciste portant sur les « orientaux », les « musulmans » ou les « arabes » comme paravent pour ne pas affronter la réalité de l’inscription des pratiques de guerre du Hamas dans un cadre de violences sexuelles systémiques au cours des conflits. En Israël aussi un discours puisant dans la mémoire traumatique des pogroms (on estime qu’un tiers des femmes juives ont été victimes de viols et autres sévices sexuels à motivation raciste pendant la période pogromiste de 1882-1921 en Russie ; en Palestine ottomane et Palestine mandataire, les violences inter-ethniques se sont souvent accompagnées de violences sexuelles à l’encontre de femmes juives) tend à occulter la dimension spécifiquement militaire des viols du 7 octobre. Comme l’exprime l’historien de la Shoah Tal Bruttmann dans l’entretien qu’il a accordé à la revue K., « ce qui s’est produit le 7 octobre est une opération militaire avec des objectifs. Et quels sont les objectifs ? C’est de tuer des Juifs, d’en capturer pour en faire des otages et les ramener dans la bande de Gaza comme monnaie d’échange, moyen de pression et de marchandage. Je ne vois pas en quoi ça relèverait de la pulsion. Ce sont non seulement les exécutions qui étaient planifiées, mais également les viols et les mutilations. Tout ça fait partie intégrante d’une opération qui avait pour but de porter un coup aussi violent que possible à la société israélienne. »¹⁸ Ce qui a eu lieu dans l’enveloppe de Gaza ne relève pas d’une pulsion sexuelle liée à la « race » et à la « culture » arabe, mais est, soit le sous produit d’une situation de chaos et de toute puissance dans laquelle les milices se retrouvent face aux populations civiles, soit le fruit d’une planification stratégique de la part du commandement palestinien à Gaza. Sans doute, les deux explications peuvent prévaloir de manière variable selon les cas individuels de violences sexuelles, selon des variables telles que l’unité à laquelle appartenait tel ou tel fedayeen, la personnalité et les instructions de tels ou tel officier palestinien, ou la politique différenciée de chaque organisation palestinienne ayant participé à l’opération. Dans chaque cas, intentionnel ou spontané, la responsabilité est partagée.


Noémie Issan-Benchimol est philosophe et doctorante en sciences des religions, affiliée à l’EPHE et Centre Shalom Hartman. Elle enseigne par ailleurs au beit midrach Ta Shma. Elie Beressi est analyste politique et doctorant en relations internationales au CERI (Sciences Po/CNRS).

  1. Wacyf Boutros-Ghali, La tradition chevaleresque des Arabes, 1919, pp.61-152.

  2. Le rapport du SRSG-SVC examine de façon exhaustive une litanie d’atrocités perpétrées au cours du 7 octobre, ou dans sa continuité pendant la captivité de certains otages. Le rapport organise son analyse des faits par « scène de crime », ainsi pour le Festival de musique de Reim (« Nova ») : « Les entretiens avec les parties concernées et les documents examinés par l'équipe de la mission témoignent d'une campagne aveugle visant à tuer, à infliger des souffrances et à enlever le plus grand nombre possible d'hommes, de femmes et d'enfants - soldats et civils confondus - en un minimum de temps. Les gens ont été abattus, souvent à bout portant ; brûlés vifs dans leurs maisons alors qu'ils tentaient de se cacher dans leurs chambres sécurisées ; abattus ou tués par des grenades dans les abris anti-bombes où ils avaient trouvé refuge ; et pourchassés sur le site du festival de musique Nova ainsi que dans les champs et sur les routes adjacentes au site du festival de musique Nova. D'autres abus ont été commis : violences sexuelles, enlèvements d'otages et de cadavres, exhibition publique de captifs, morts ou vivants, mutilations de cadavres, y compris la décapitation, pillage et destruction de biens civils.” (p.12) «Sur la base de l'examen des informations disponibles, y compris les déclarations crédibles de témoins oculaires, il y a des motifs raisonnables de croire que de multiples incidents de viols, y compris des viols collectifs, ont eu lieu sur le site du festival Nova et dans ses environs pendant les attaques du 7 octobre. Des informations crédibles ont été obtenues concernant de multiples incidents au cours desquels les victimes ont été violées puis tuées. D'autres témoignages font état d'individus ayant assisté à au moins deux incidents de viols perpétrés sur des cadavres de femmes. D'autres sources crédibles sur le site du festival de musique Nova ont décrit avoir vu de multiples personnes assassinées, principalement des femmes, dont les corps ont été retrouvés nus à partir de la taille, certains totalement nus, avec des balles dans la tête et/ou attachés, y compris avec les mains liées dans le dos et attachées à des structures telles que des arbres ou des poteaux. » (p.15). Au même moment, sur la route 232 reliant les kibbutzim de Be‘eri, Re‘im et Kfar ‘Aza : « Il existe des motifs raisonnables de croire que des violences sexuelles ont été commises sur et autour de la route 232. Des informations crédibles basées sur des témoignages concordants décrivent un incident impliquant le viol de deux femmes. [...] L'équipe de la mission a également pu constater que de nombreux corps de femmes et quelques hommes ont été retrouvés totalement ou partiellement nus ou avec leurs vêtements déchirés, dont certains ligotés et/ou attachés à des structures, ce qui - bien que circonstanciel - peut indiquer certaines formes de violence sexuelle. » (p.16). Le rapport passe en revue les faits allégués dans chaque kibboutz, notamment à Re‘im : « Il existe des motifs raisonnables de croire que des violences sexuelles ont été commises dans le kibboutz Re‘im, y compris des viols. Une femme a notamment été violée à l'extérieur d'un abri anti-aérien à l'entrée du kibboutz Re'im, ce qui a été corroboré par des témoignages et des enregistrements numériques. Dans le kibboutz lui-même, dans une zone proche de l'entrée, les corps d'au moins deux femmes ont été retrouvés à l'intérieur d'une maison, sur le sol et nus, avec des blessures par balle à la tête. » (p.16).
    Enfin, il mentionne le traitement réservé aux otages captifs à Gaza : « Sur la base des récits de première main des otages libérés, l'équipe de la mission a reçu des informations claires et convaincantes selon lesquelles des violences sexuelles, y compris des viols, des tortures sexuelles et des traitements cruels, inhumains et dégradants ont été commis à l'encontre de certaines femmes et de certains enfants pendant leur période de captivité, et elle a des motifs raisonnables de croire que ces violences se poursuivent. D'après les récits de première main des otages libérés, il existe des motifs raisonnables de croire que les femmes otages ont également été soumises à d'autres formes de violence sexuelle. » (p.18).

  3. op.cit.p.17.

  4. ibid. p. 13.

  5. ibid. p. 4, 5, 8, 16, 17.

  6. p. 22.

  7. « Silent Cry, Sexual Violence Crimes on October 7 : Special Report » by the Association of Rape Crisis Centers in Israel February 2024, p.4

  8. ]op. cit. p. 14

  9. idem p.17

  10. id. p. 18

  11. id. p. 20

  12. id. p. 31.

  13. op. cit. p. 23

  14. idem. p. 31

  15. ibid. p. 31

  16. op. cit. p. 34

  17. « Conflict-Related Sexual Violence Report of the United Nations Secretary-General », 24 May, 2024

  18. « Entretien avec Tal Bruttmann. L’historien de la Shoah face au 7 octobre » in K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle, 31 janvier 2024.

Précédent
Précédent

Se dire juive après le 7 octobre

Suivant
Suivant

« Sororité ? »