Israël, impossible État normal

Entretien avec Denis Charbit

Daï / illustration : Mathilde Roussillat-Sicsic

Denis Charbit, politiste, spécialiste francophone de l’histoire du sionisme, a publié le 18 septembre Israël, l’impossible État normal, inaugurant ainsi le renouveau de la collection Diaspora chez Calmann-Lévy, dirigée par Roger Errera jusqu’en 2014, et relancée aujourd’hui par Emmanuel Levine. Daï l’a interrogé pour comprendre les raisons de cette publication 76 ans après l’établissement d’Israël et près d’un an après le 7 octobre. Son titre, en effet, interroge. Le Yishouv puis Israël se sont posé maintes fois la question de leur normalité, et c’est peut-être ce questionnement permanent qui rend impossible l’achèvement d’Israël en État « normal ».

Qu’entendez-vous par « État normal » ? Est-ce réellement une préoccupation juive ou israélienne ? Tous les États et cultures ne sont-ils pas, de leur propre point de vue, anormaux ?

Denis Charbit : Quand on écrit un livre, qui est de l'ordre d'une recherche, il convient de partir d'une question initiale, d'une problématique qui justifie cette recherche. Il y a toujours une part de description d'une situation donnée dans une recherche, mais il faut l'articuler à une question. Ayant beaucoup travaillé sur les sionismes, la normalité fut le point de départ de mon questionnement.

L'existence juive en Europe orientale est encore difficile et anormale au XIXᵉ siècle, qui offre aux Juifs la perspective de l'émancipation inaugurée par la France. Comme c'est aussi le siècle des nationalités, les premiers sionistes expriment le désir d’imiter les peuples au milieu  desquels ils vivent, et préconisent de s’organiser en nation et de créer une structure autonome, laquelle prend la forme de l'État comme dans le reste du monde. Je suis donc parti de ce vecteur-là : puisque les peuples font nation, il doit en aller de même pour les Juifs. Tous réclament un État. Les sionistes le réclament aussi. Theodor Herzl entendait normaliser la condition juive : un peuple normalement constitué, c'est un peuple qui vit sur sa  terre et dispose d'un État. 

Lorsque je m’appuie sur cet objectif  de normalité, je ne la juge ni positivement ni négativement. C’est le vœu d’une tendance parmi les Juifs, à côté des voies majeures que constituent l’Émancipation et la Révolution.  

On connaît cette boutade fameuse  d'Hermann Cohen très réservé à l'égard des sionistes :  « ils veulent être heureux ». Voilà peut-être le sens de cette normalité : la fin des persécutions, de la « vallée de larmes » qui serait le cours pris par l'histoire juive et avec lequel les sionistes veulent rompre. 

Toutefois, il ne faut surtout pas oublier que cette quête de normalité n'est nullement un consensus parmi les sionistes Une forte tendance demeure attachée à la singularité et à l’exception que constituerait le peuple juif et que l'État juif ne peut pas et ne doit pas liquider. C'est le cas encore aujourd'hui en Israël : « on n'est pas un peuple comme les autres, et on ne sera donc pas un État comme les autres ». J’ai voulu également observer cet écart qui fait partie de l'expérience humaine : quand on conçoit un projet, sa réalisation ne ressemble jamais complètement au projet tel qu'il a été conçu. J'ai adopté cette notion de normalité en étant conscient qu’elle réveille spontanément un sentiment plutôt antipathique, ou a minima, de réserve.

Si on n'aime pas le mot normalité, on peut l’entendre comme une disposition au mimétisme : c'est faire comme les autres, qui ont obtenu un État, comme les Italiens, les Autrichiens, les Hongrois, les Roumains, les Polonais, et bien plus tard, à l'ère de la décolonisation, les Algériens et les Sénégalais, pour s'en tenir à deux exemples...  C'est plus compliqué dans le cas des sionistes car ils sont pas rassemblés en un seul lieu et n’ont pas de langue commune.  

Pour essayer de comprendre pourquoi cet État normal est impossible, je prends à rebrousse-poil le sens commun qui explique qu'Israël n'est pas un État normal à cause du conflit congénital à son avènement. Un grand nombre de lecteurs apprécient le titre qu’ils entendent de la manière suivante : c'est l'ennemi, l'adversaire qui prive Israël de cette normalité. Dans le dernier chapitre, j'interroge le rôle et la responsabilité des autres dans cette normalité non réalisée. Mais dans les cinq chapitres qui précèdent, je questionne ce que nous avons fait pour ne pas l'être. Quand je dis « nous », j’entends par là les sionistes en Palestine avant 1948 et les Israéliens depuis que l'État a été proclamé, en 1948 par  Ben Gourion. Qu'avons-nous fait pour que cet État soit et demeure anormal ? Anormal veut dire, de mon point de vue, ce qui dévie de la norme, et la norme que je prends comme référence, c'est la norme démocratique, puisqu'Israël s'y reconnaît. Or, une démocratie s'incarne dans un pays qui a des frontières et une constitution. Or, nous n’avons ni les unes ni l'autre. Une démocratie offre à ses citoyens une nationalité qui se confond avec la citoyenneté. Ce n'est pas notre cas. Juif et israélien sont deux choses distinctes. Une démocratie gère les relations entre l'Église et l'État ou la synagogue et l'État par un principe qu'on désigne en France sous le nom de laïcité, et dont les effets sont comparables à ce qui en tient lieu en Allemagne et au Royaume-Uni, malgré de petites différences qui subsistent. 

J’attire l’attention sur le risque qu’il y a à repousser la résolution de problèmes de fond qui se posent à Israël depuis sa création : celui des Palestiniens, de la constitution, des frontières, de l'autorité religieuse. On voit ressurgir aujourd'hui ce que j'appelle une diaspora rivale, qui non seulement ne s’intéresse pas à Israël mais le rejette en bloc.

En quoi notre rapport à la diaspora est-il anormal ? Il faut arrêter de regarder les Juifs en diaspora uniquement comme des recrues potentielles. ll est impératif de laisser une porte ouverte à des juifs qui veulent rejoindre Israël par choix ou par nécessité. Il y a aussi la diaspora partenaire, c'est-à-dire les communautés juives institutionnelles avec lesquelles Israël entretient des rapports qui pourraient être plus solides et plus approfondis si Israël évitait cette condescendance diffuse : vous n'aurez pas d'autre choix que de partir.


N’y avait-il pas, dès le début du projet sioniste un rejet exprimé par la diaspora contre cette normalisation de la condition juive, et de fait un divorce entre les personnes séduites par l’idée et celles qui lui étaient hostiles ?

Et quelle était la motivation derrière ce refus de la normalité ?

Denis Charbit : À la fin du XIXᵉ siècle, les trois grandes formes de distance ou d'opposition au sionisme viennent de l'orthodoxie religieuse qui estime que le retour en terre d’Israël est souhaitable mais que c’est à Dieu et non aux Hommes d’en décider. Telle est la nature du  refus orthodoxe qui entretient, dans une attente indéfinie, l'idée que partout où il naît, un Juif est en exil et que «  seulement l’an prochain, et ainsi de suite, nous serons à Jérusalem ».

Je dirais qu’en ce sens, les sionistes sont des messianistes pressés, c'est-à-dire qu'ils prennent les devants sans attendre le Messie pour rassembler la Nation. C'est la première objection au sionisme.

La deuxième objection, que l’on pourrait qualifier de « bundiste¹ » pour faire court, consiste à considérer que la nation juive est limitée aux Juifs d'Europe centrale et orientale, incluant ceux qui émigrent aux États-Unis par la suite, mais pas les Juifs d’Orient et du Maghreb. Ces derniers ne sont pas rejetés du projet sioniste même s’ils ne furent pas réellement pris en considération jusqu'en 1945. C'est lié également à la langue yiddish. Il y a dans le diasporisme non sioniste l'idée de faire perdurer un lien avec l’Histoire, faite sans doute d’exils et de persécutions, mais qui ne mérite pas cependant qu'on en finisse avec le fait de rester juif parmi les non juifs.

La troisième objection est la source  « libérale », qui se méfie de toute ethnicisation ou territorialisation juive et dont le message est  « Nous avons déjà acquis une patrie. C’est un message éthique qu'on entend apporter aux Nations, ce qui exige de vivre parmi elles ».

Voilà les trois objections majeures au sionisme. Je trouve ces diasporismes féconds et riches. Ces trois objections assument  l'« anormalité » juive. Qui plus est dans des États de droit comme la France où l’on est protégé en tant que citoyen. C'est ainsi que l'objectif de la normalisation nationale ne séduit guère une grande partie  des Juifs de l’époque. À cet égard,  le sionisme n'est pas moins le produit de la diaspora que le bundisme par exemple. Ce n'est pas en Palestine que l’idée d’État-nation juif a surgi. C’est bien à Paris, à Berlin, à Londres, à Odessa, etc. Je suis un sioniste  individualiste, en ce sens que je n’ai pas besoin  d'interroger un juif de diaspora pour lui demander quand il entend débarquer en Israël. Je ne supporte pas cette attente d'apparence bienveillante qui dissimule mal une exigence  de la part de mes concitoyens israéliens, comme s'il y avait la condition majeure indépassable et la condition subalterne et destinée à périr. Israël existe, et les juifs de diaspora exercent leur choix d'y aller ou de ne pas y aller au même titre que les Israéliens ont la liberté de rester ou de partir. 

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Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic 

La façon dont vous présentez votre questionnement consiste à démarrer par une introspection « personnelle » israélienne, avant de dénoncer les autres. Pour jouer sur un autre courant de pensée juive, on pourrait dire « Israël, l’impossible psychanalyse ». Car c'est bien ce que l'on fait sur le divan : réfléchir à la façon dont on est le dénominateur commun de tout ce qui nous arrive individuellement.

Denis Charbit (rires) C'est exactement ça. Je balaie devant ma porte avant de le balayer devant celle des autres. Si le sionisme consiste à dire que tout est la faute des autres, alors c'est qu'on n'a rien compris au sens profond de l'indépendance. J'ajouterai par symétrie que l’idée n’est pas de dire que tous les sionistes sont horribles et méchants. C'est ridicule. Je suis contre le manichéisme  et cette exigence s'adresse aux deux parties. Il est vrai que la tendance que je représente aujourd'hui en Israël est minoritaire, mais je ne vais pas m'arrêter de penser parce que nous serions une poignée à penser comme cela.

Est-ce que ce sont l'antisémitisme et l'antisionisme qui nous empêchent de faire cet examen introspectif ?

Denis Charbit : Oui c’est vrai, et j'aborde ce défi dans la conclusion.  J'accorde une très grande importance à ces deux phénomènes pernicieux, mais je refuse de chercher la faute chez les autres d'abord. Cette démarche éthique me paraît également heuristique sur le plan de la recherche elle-même. En quoi participons-nous à l’impossibilité de cette normalité ? 

Ce livre peut paraître un bilan critique d'Israël. Mais ce qui me différencie des antisionistes, c'est que l'histoire est inachevée. C'est à dire qu'aujourd'hui, on n'a pas de constitution, et demain on pourrait en avoir une. On n'a pas de frontières, il ne tient qu'à nous d'avoir des frontières. Le pouvoir religieux est excessif ? Il ne tient qu'à nous de le renégocier.  En ce sens, ce livre n'est pas un bilan guillotine, mais une ouverture de perspectives. Sans être programmatique, ce livre tente de proposer des solutions. Mais je ne dissimule pas mes motifs d'inquiétude. Je pense notamment à l'extrême droite religieuse que je dénonce et défonce, si je puis dire, avec toutes les armes rhétoriques qui sont à ma disposition. Nous avons beaucoup de raisons d’être inquiets aujourd’hui quand on considère le pouvoir religieux, la guerre en Palestine et la démocratie mise à mal. Inquiets mais pas désespérés. Et si j'ai fait ce livre là en français, c'est pour susciter des soutiens, des convergences, même avec des mouvances idéologiques éloignées de la mienne. C'est à ça que sert le débat d'idées.


Denis Charbit est un chercheur franco-israélien en sciences politiques, spécialisé dans l'histoire des idées. Il est professeur au département de sociologie, de sciences politiques et de communication de l'Université ouverte d'Israël à Raanana. Depuis 2022, il dirige le centre d'études des relations entre juif·ves, chrétien·nes et musulman·nes.

Il a publié en octobre Israël, impossible État normal (300 p., 19€90) chez Calmann-Lévy et par le passé Qu'est-ce que le sionisme ? chez Albin Michel, Israël et ses paradoxes : idées reçues sur un pays qui attise les passions, au Cavalier bleu et Retour à Altneuland : la traversée des utopies sionistes chez L'éclat. On lui doit également l’anthologie Sionismes.Textes fondamentaux chez Albin Michel.

  1. Le Bund fut un mouvement d'inspiration socialiste et libertaire se réclamant d'une nation juive parlant yiddish. Né en Russie tsariste, le mouvement s'est étendu à la Pologne après  l'obtention de son indépendance en 1918 ainsi qu'aux États-Unis. Il concevait l'existence d'une nation juive en Europe orientale sans passer par la territorialisation des Juifs en Palestine.et leur hébraïsation. 

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