La dette et le désir

Entretien avec Brigitte Stora autour de L’antisémitisme, un meurtre intime

Brigitte Stora est docteure en psychanalyse et autrice de nombreux essais sur l’antisémitisme. Dans Que sont mes amis devenus, en 2016, elle alertait déjà  sur ce qui allait occuper nos esprits les années qui ont suivi : l’impensé de l’antisémitisme à gauche. Elle publie aujourd’hui L’antisémitisme, un meurtre intime, essai dans lequel elle identifie les ressorts profonds de l’antisémitisme : la haine de l’altérité, une  jubilation dans la récusation de la dette de l’Histoire vis-à-vis des Juifs et un rapport pathologique au désir. Daï l’a interrogée pour approfondir ces questions.

Racines de l’antisémitisme - Julie B

Daï : Vous faites dans votre livre une analyse des invariants de l’antisémitisme. Pensez-vous que la distinction entre ancien et nouvel antisémitisme est inopérante ?

Brigitte Stora : Je prétends qu'il n'y a jamais eu qu'un seul antisémitisme. Alors évidemment, les historiens peuvent à juste titre me dire « Bon, là ce n'est pas exactement pareil, etc. ». Oui, il y a des formes différentes, il y a des discours qui peuvent paraître différents, mais le fond… Le fond, c'est qu'on est face à un même discours qui parle d'une menace juive fondamentale, qui parle d'un groupe humain. 14 millions d'âmes quand même. Avec une véritable obsession, c'est à dire en gros que c'est eux qui ont volé l'avenir de l'Humanité. Voilà donc le discours antisémite et bien sûr toujours conspirationniste. C'est ce qui fait aussi sa différence avec d'autres formes de racisme. Et d'où ça vient? Il y aurait un peuple coupable à l'origine de tout ? Ça vient de l'antijudaïsme ancestral, du christianisme et de l'Église, évidemment. Et ce sont toujours les mêmes thèmes qu'on retrouve plus ou moins reformulés. 

C'est assez drôle parce qu'il y a l'idée qu’aujourd'hui, ce n'est plus pareil qu'hier, qu’aujourd'hui, les Juifs sont vraiment coupables. Mais c’est déjà le cas avec l'antisémitisme de William Marr en 1879, qui se veut très anticlérical d’ailleurs, en rupture avec l’antijudaïsme, qui dit aussi « Non, nous on a des bonnes raisons », mais il y a toujours des bonnes raisons pour détester les Juifs. Et d'ailleurs, si les Juifs sont une menace, alors l'antisémitisme n'est qu'une légitime défense. Les Juifs dominants ont toujours dominé. C'est ça l'antisémitisme, c'est de penser qu'il y a une grande menace. Darnand, le chef de la milice, fait un meeting en août 43 au Vel d'Hiv, un an après la rafle, dans les lieux même où ça s'est passé. Et il crie à la tribune « Nous préférons mourir plutôt que de subir le triomphe d'Israël. »

Daï : À la fois dans la perspective chrétienne et dans la perspective universaliste rationaliste, il y a l’abolition du nom juif : la présence des Juifs empêche la rédemption, la communion de l'Humanité entière est suspendue à ce grain de sable qui refuse d'être semblable.

Brigitte Stora : Oui, c'est ce qu’illustre très bien Badiou, qui se réfère d'ailleurs tranquillement à Saint-Paul. Donc il y a une idée de l'universel qui est un universel anonyme. Son nom est unanime. Et donc le nom singulier vient empêcher cette harmonie, ce qu'il considère comme une harmonie. Donc oui, le nom et la haine du nom, ça c'est le premier fondement de l’antisémitisme. 

Un autre fondamental, que je développe dans mon livre, c’est la dette. Je pense que la question de la dette en est à l'origine. Le Christianisme, l’Islam, on est à chaque fois dans une histoire où il faut révoquer l'origine. Marcel Mauss parle du don : le don vers autrui et la capacité à recevoir ce don puis à le rendre fondent finalement la circulation sociale. Peut-être que le don de la Bible était trop grand, et n’était pas remboursable. Donc il y a une dette à l'origine qui est déjà dans l'antijudaïsme chrétien.

Et puis il y a une deuxième dette, vertigineuse, c'est la dette de la Shoah. C’est la phrase de ce juif rescapé de l'Allemagne nazie, dans la trilogie d'Axel Corti (Welcome in Vienna) : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu'ils nous ont fait ». Les Juifs sont des gens qu'on déteste depuis Auschwitz, encore plus à cause d'Auschwitz. Quand on a une dette vis-à-vis de quelqu'un, on la règle et on se sent bien. Mais si on ne la règle pas, on déteste la personne qui nous rappelle la créance. Je prétends donc aujourd'hui que l'antisémitisme après la Shoah, alors même qu'on pensait qu'on était protégés par cette mémoire, a eu un effet boomerang.

Aujourd'hui on l'entend dans tous les discours anti-juifs qui viennent des néo-nazis ou de l'extrême gauche, dans les discours antisionistes. Et on a envie de se dire : les Palestiniens ont suffisamment de souffrance pour ne pas être renvoyés à Auschwitz. Est-ce la seule aune à laquelle on peut juger le malheur humain ? Sauf que là, la référence est là tout le temps.

Prenez l'histoire du Livre noir en Union soviétique. En deux mots, le Livre noir est proposé par le Comité antifasciste juif, accepté par Staline, bien sûr, parce qu'il y voit l'intérêt de tirer profit de cette mobilisation des Juifs, dans l'effort pour l'Armée rouge contre le nazisme. Arrive la fin de la guerre, le malaise juif ne sert plus à rien. Il est effacé, il fallait enlever les noms juifs partout. Le malheur juif aurait fait de l'ombre. Ils avaient pris une place qui n'est pas la leur.

Daï : Il y a un très beau passage dans ton livre, où tu racontes l’histoire de la ville de Moissac, une ville de Justes en France, qui l’a été précisément par une reconnaissance de dette. 

Brigitte Stora : Il y eut une terrible inondation du Tarn en 1931, des centaines de morts. Une mobilisation nationale est venue en aide à la ville. Le Maroc, alors protectorat, avait aidé à la reconstruction. Il y a une rue du Maroc à Moissac, une halle parisienne pour Paris qui avait fait beaucoup, une rue des Sauveteurs aussi. À la débâcle, les premiers réfugiés descendent vers le Sud et le maire de Moissac, Roger Delthil, fait placarder partout sur les murs de la ville : « Nous avons une dette et nous la paierons. Quand nous étions dans le malheur, nous avons été sauvés. Et maintenant que ces gens sont dans le malheur, nous allons leur ouvrir nos portes. ». Il n’était pas encore question des Juifs. Peu après, les EEIF (Éclaireuses et Éclaireurs Israélites de France NDLR) y trouvent refuge, 200 enfants juifs y trouvent domicile… 500 en fait, qui vont passer par là. 200 enfants qui vivent au cœur de la ville, qui se déguisent pour Pourim… 200 enfants qui sont sauvés par toute la population. Il y a eu des chaînes du bien, qui ont fait que les salauds se taisaient.

Je montre dans mon livre comment cette histoire de la dette, ça n’est pas une dette par rapport aux Juifs, c'était une dette par rapport à soi-même.

Et puis il y a des gens qui n'arrivent pas à faire face à la dette. La bande à Baader par exemple. C'est parce qu'ils étaient antinazis qu'ils en sont arrivés là. Comment des gens qui étaient écrasés par la culpabilité de ce qu'avaient fait leur propres pères, en sont arrivés là ?

Daï : Il y a un troisième motif de l'antisémitisme dans ton livre qui est le désir et plutôt le désir frustré, le dépit amoureux. Le dépit devant les Juifs qui se soustraient à la conversion, qui se refusent à la fraternité, au bien. 

Brigitte Stora : Comment on refuse l'autre? En psychanalyse, le contraire du désir, ce n'est pas l'absence du désir, c'est la jouissance. Le désir consent au manque, et d'une certaine manière, il le poursuit alors que la jouissance en a terminé. Ça ne concerne pas que le rapport aux Juifs : il y a toujours une haine du désir, c'est-à-dire du possible manque que l'autre va susciter en soi. Mais ça se cristallise sur eux.

La haine, c'est toujours la haine du désir. Face à cela, on se claquemure, on se renferme. D'où toutes les histoires de contamination : il ne faut pas être contaminé par l'autre. Et la contamination est un motif antisémite depuis toujours, cf. l'empoisonnement des puits. La haine, c'est le ressentiment qui fait que l’on ne se permet pas l'exil de soi qu'est le désir.

Daï : Une dernière question pour conclure. En te lisant, on a l'impression que l'antisémitisme est une psychose. Est-ce qu'elle se soigne? Et est-ce à nous, Juifs, de le faire ?

Il y a des kilomètres linéaires de littérature juive sur l'antisémitisme, mais c’est une littérature qui ne parle pas des Juifs mais des antisémites. Comme si nous prenions en charge ce rôle de diagnostic et de soin. Ou comme si tenter de comprendre comment fonctionne l’antisémitisme nous aidait à le supporter..

Brigitte Stora : Je n’ai pas du tout envie de soigner les antisémites. Mais il y a des gens qui parlent la langue antisémite sans même le savoir, et là-dessus on a un rôle important à jouer.


L’antisémitisme : un meurtre intime, éditions Le Bord de l’Eau, 2024, 192 p.

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