#4 Vous avez dit « Juif de gauche » ?

Daï

Nous revendiquons être des « Juifs de gauche », ici, à Daï. Idem pour Golem, qui  signe chacun de ses communiqués du sceau de « juif de gauche ». La qualification mérite peut-être quelque clarification. Qu’est ce, au juste, qu’un·e juif·ve de gauche ?

À la veille du 7 octobre, la gauche juive semblait moribonde ; et les Juif·ves de gauche y taisaient leur judéité quand ils ne se conjuguaient pas tout bonnement au passé. Nous reviendrons sur les mécanismes qui ont contribué à cette léthargie. Loin d’avoir enrayé ce phénomène, le 7 octobre a acté aux yeux d’un grand nombre de Juif·ves qu'ils et elles ne pouvaient plus compter sur une gauche dorénavant dominée par LFI. Certains croyant même trouver un refuge dans les bras que leur tend comme un piège l'extrême droite. « Ce qu'il reste de gauche dans la communauté juive de notre pays », pour reprendre la formule du co-président de l’Institut La Boétie¹, s’est cependant ré-agrégé à la suite du choc du 7 octobre faisant naître de nouveaux foyers de gauche juive, que la création de Golem illustre parfaitement. D’où cette ténacité à revendiquer la formule, à ponctuer chaque affirmation d’un « d’où parle-t-on » : comme juif·ves de gauche !

Répétée comme un mantra par nos bouches incrédules : juif·ves de gauche, juif·ves de gauche... On ne croyait plus la chose possible. Juif·ves de gauche ; comme des apprentis démiurges créant comme Dieu, un monde par la parole : Juif·ves de gauche!

Et pourtant, cette insistance, cette répétition pourrait avoir quelque chose de pathétique. Ainsi dans le portrait que Memmi brosse du « Juif-de-gauche » dans La libération du Juif :  

« Un portrait en pied du Juif-de-gauche serait aisé à tracer. Sous une apparence dogmatique et assurée, il serait émotif, facile à inquiéter, à la fois manichéen et rousseauiste ; d'une logique décidée mais aveugle devant des évidences, mélange de rigueur intellectuelle désespérée et de sentimentalisme agaçant de naïveté, s'entêtant à voir des amis en des gens qui le verraient torturer avec indifférence ; [...] ; à aucun prix, il ne faut qu'on puisse le soupçonner de penser un seul instant à lui-même et aux siens : il se bat sans condition pour l'humanité tout entière [...].

Car, que souhaite-t-il exactement ? Qui est-il ? La difficulté commence avec les mots : « Juif-de-gauche ». Dès qu'on les fixe, ils ont l'air d'être mal à l'aise, de jurer ensemble : de gauche, certes, mais Juif ? Pourquoi Juif ? Juif comment ? [...]. Mais veut-il réellement le salut des Juifs ? Oui, certes, mais vous l'embarrassez déjà en l'obligeant à préciser comment il l'entend. Il est de gauche précisément pour abolir les différences, parce qu'il veut lutter contre tout ce qui sépare les hommes. Dans cette même lancée, il lui arrive de manifester sa « méfiance contre les particularismes, l'exclusivisme, le folklore, qui auraient comme un relent de quant-à-soi obscurantiste. Alors le Juif en tant que Juif !... Au fond, il aurait préféré que la judéité n'intervienne pas dans ce trop vaste combat. [...]

Mais vous insistez : il est un Juif-de-gauche et pas seulement un homme de gauche ; même du bout des lèvres, il se reconnaît tel. 

[...] En réalité, le Juif-de-gauche, du moins celui qui se reconnaît tel, pense agir comme au billard ; il vise une boule avec l'espoir d'en atteindre une autre. Il souhaite le salut des Juifs (ne veut-il pas, de toute manière, le salut de tous les hommes ?), mais il ne le croit possible qu'indirectement : il veut lutter pour la Révolution qui, elle, sauvera le Juif. Apparemment, le raisonnement n'est pas absurde, mais effectivement pouvions-nous attendre notre salut des autres ? Que pouvions-nous attendre des forces de gauche ? »

Admettons par expérience de pensée qu’il soit possible de faire mentir Albert Memmi. Tout l’enjeu est alors de donner un réel contenu à l’épithète « de gauche ». Et en effet, la condition faite aux Juif·ves, le statut minoré, produisent naturellement une inclinaison à gauche, une sensibilité aux questions de citoyenneté et de justice. Mais on ne peut se contenter de le justifier par les seules questions de discriminations et d’antisémitisme cela doit passer aussi et surtout par ce qui définit plus positivement la gauche : l’organisation sociale et économique. Quand on parle de gauche juive, l’on fait comme si ces Juif·ves de gauche étaient de gauche à leur manière, et non pas des gens de gauche qui se trouvent être juifs. Les deux termes se répondent-ils, ou se cumulent-ils simplement ? Les Juifs de gauche ont-ils une manière juive d’être de gauche? La gauche politique est-elle une confirmation ou accomplissement de leur judéité ou de leur judaïsme ? Ou une manière paradoxale d’être juif : comme une transgression à leur judaïsme ? 

Il y a certes une tradition que l’on peut appeler anti-politique dans le judaïsme, qu’on retrouve dans certaines lectures de la Meguilat Esther, que nous lirons ce soir, à Pourim​​². Cette fête qui inaugure la pratique de la politique des Juifs en diaspora, écrit Danny Trom dans Persévérance du fait juif : par le biais d’une alliance verticale avec le souverain, comme celle d’Esther avec Assuérus, alliance toujours précaire, en vue de permettre la survie juive, contre les menaces populaires. Ce schéma, ajoute Trom, aurait dû s'effondrer avec 1789, qui fait alors coïncider peuple et souverain, puis avec l’Émancipation des Juifs deux ans plus tard, qui fait coïncider cette fois les Juifs avec leurs concitoyens. Or, ce schéma a persisté, et le franco-judaïsme en est le témoin : d’une part les Juifs de France ont franchement adhéré à l’État, en s’illustrant par exemple dans la haute fonction publique, ce que Pierre Birnbaum appelle les Fous de la République, d’autre part en se tenant loin de la chose politique à proprement parler, en adoptant toujours une certaine prudence vis-à-vis de la publicité de leur action politique. C’est ainsi que Léon Blum suscita quelques réticences dans les milieux juifs, inquiets à raison de la résurgence de l’antisémitisme que produirait l’avènement d’un Juif à la fonction de chef de l’État. Les Juifs dont nous parlons dans ce numéro auraient trahi un certain ethos juif, à la manière d’un Léon Blum sortant du Conseil d’État pour s’engager en politique, tout en revendiquant une fidélité juive. Ce n’est pas tant l’engagement à gauche que l’engagement en politique tout court qui constitue une transgression à cette alliance verticale dont parlent Danny Trom ou Yosef H. Yerushalmi. Et pourtant, c’est bien de Juifs de gauche dont nous parlons ici. D’abord parce que jusqu’à la période récente, le « Juif de droite » avait quelque chose d’incongru³. Et puis, notre numéro s’interroge non pas sur leur engagement politique mais bien sur leur engagement politique à gauche.

Et ce qu’il doit au judaïsme et à la judéité. Ainsi, nous interrogeons dans ce numéro Vincent Peillon sur la pensée de Joseph Salvador, penseur juif de la première moitié du XIXème siècle qui voyait dans la République sociale et égalitaire précisément l’accomplissement de la loi de Moïse et d’Israël. Nous interrogeons également Milo Lévy-Bruhl sur la part juive de Léon Blum, longtemps minorée jusqu’à la période récente. Ainsi que Zoé Grumberg sur les militants du « secteur juif » du parti communiste, qui étaient communistes parce que juifs. En outre, Johanna Colette Lemler retrace pour ce numéro l’héritage des militantes juives américaines dans les luttes progressistes, d’Emma Lazarus à Gloria Steinem

Mais ce travail doit aussi être fait au présent. Alexia Lévy-Chekroun nous propose ainsi une réflexion « post abyssale », et se demande comment conjuguer lucidement les apports de la pensée décoloniale à l’émancipation juive. Nous traduisons également deux articles de la revue israélienne Doreshi Tzedek, leur premier édito de lancement et une exploration des pensées de Simon Federbush et de Isaac Breuer pour faire advenir un socialisme juif.

Après avoir exploré certains des rapports des Juif·ves à la gauche, nous reviendrons sur la question symétrique, celle des rapports d’une certaine gauche aux Juiv·fes, en ne faisant pas l’impasse sur une question toujours brûlante : Marx était-il antisémite ? Retour à Marx, toujours,  par l'intermédiaire de Robert Misrahi, lu par Rivka DLB

En faisant cet exercice, nous ne pouvons esquiver la question du présent. Reste-t-il réellement des Juifs de gauche ? S’ils sont si peu nombreux, pourquoi ont-ils déserté ce camp qui leur était naturel ? Si l’on doit aborder cette question, c’est du point de vue juif et pas comme observateurs impuissants d’un abandon des Juifs par la gauche. 

Nous ne pouvons pas non plus ignorer que depuis le 7 octobre, des juifs jusqu’ici invisibles à gauche, revendiquent à présent la catégorie « juif de gauche » comme une identité politique positive, sans concession cédée à la gauche ; une identité politique qui, à la différence de celle du Juif-de-gauche décrit plus haut par Albert Memmi, ne sacrifie pas la mise à l’agenda de la lutte contre l’antisémitisime au profit d’autres luttes jugées prioritaires.

Nous avons ainsi interrogé Dominique Sopo et les militants de SOS Racisme sur le projet « Salam, Shalom, Salut », un tour de France de jeunes qui créent du dialogue et du débat autour de questions identitaires et luttent contre les préjugés et la concurrence mémorielle. Nous verrons enfin avec Jonas Pardo et Samuel Delor comment déconstruire les mécanismes qui permettent la circulation des discours antisémites à gauche


  1. Jean-Luc Mélenchon

  2. Fête juive qui commémore les événements relatés dans le livre d’Esther : la délivrance miraculeuse d’un massacre de grande ampleur, planifié à l'encontre des Juifs dans l’Empire perse. Selon ce récit, le roi Assuérus prend pour femme Esther bat Avihaïl, une belle jeune femme qui tient secrètes ses origines judéennes sur les conseils de son oncle Mardochée.

  3. Pour un Georges Mandel, combien de figures de gauche. 

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Une lecture juive de la République