« Ils étaient communistes parce qu’ils étaient juifs »
Daï, Zoé Grumberg / Illustration : Macha Pangilinan
Il a existé pendant longtemps un « secteur juif » au parti communiste français. Cela peut étonner aujourd’hui. Il ne s’agissait pas d’y circonscrire les Juifs, ni même, inconsciemment, de forcer les Juifs communistes à effacer leur judéité, mais plutôt de répondre à une réalité sociologique de la fin des années 20 : une part de la communauté juive immigrée était encore yiddishophone et très politisée à gauche, il fallait leur faire une place au sein du PCF. L’historienne Zoé Grumberg publie en juin 2025 aux PUR sa thèse de doctorat Militer en minorité ? Le secteur juif du Parti communiste français après la Libération. Nous l’avons interrogée pour comprendre les moteurs de l’engagement communiste de ces Juifs — cet engagement était-il « juif » ? Quelle conséquence avait-il sur leur identité ?
Vous avez consacré votre thèse au secteur juif du Parti communiste français après la Libération. Qu’est-ce que ce secteur juif ?
Zoé Grumberg : Le « secteur juif » du PCF est en fait le successeur de la « section juive » de la Main-d’œuvre immigrée. Qu’est-ce que la MOI ? L’importance de l’immigration en France dans les années 1920 conduit la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) à ouvrir, dès 1923, un bureau de la Main-d’œuvre étrangère (MOE). Le PCF prend conscience de l’importance de la propagande vis-à-vis des étrangers et organise des groupes de langue à partir du congrès de Lyon en janvier 1924. En janvier 1925, une commission de la main-d’œuvre étrangère est formée. En juin 1926, lors du cinquième congrès du PCF tenu à Lille, la commission de la MOE devient la section centrale du travail parmi les étrangers et elle est placée sous le contrôle du Comité central. Les communistes étrangers doivent être affiliés à une cellule du PCF mais ils ont aussi la possibilité de s’organiser, parallèlement, dans des groupes de travail. Les sous-sections permettent aux étrangers de militer dans leur langue et de défendre les intérêts des étrangers, tout en partageant les combats de la classe ouvrière française. Il s’agit d’une décision pragmatique du PCF, qui a conscience de l’impossibilité d’intégrer trop rapidement et brutalement les minorités et les étrangers non-francophones dans les cellules françaises. La MOE change de nom en 1932 pour devenir la Main-d’œuvre immigrée (MOI) car le terme « immigré » a une connotation plus économique que le terme « étranger » dans la France xénophobe des années 1930. Au total, il y aurait dix sous-sections de langue véritablement actives. Des Juifs sont membres de diverses sous-sections (polonaise, hongroise, etc.) mais une sous-section juive (ou plutôt yiddish car c’est la langue qui les rassemble) est aussi créée. C’est l’une des plus actives, à l’origine de nombreuses « organisations de masse » : dans la galaxie communiste, il s’agit d’organisations chargées de diffuser le communisme par le biais d’actions sociales, culturelles, mutualistes, etc. La section juive de la MOI publie aussi un journal quotidien à partir de la moitié des années 1930 : Naye Prese (nouvelle presse en yiddish).
Pendant la guerre, la MOI continue à exister mais dans une plus grande indépendance qu’avant-guerre, pour des raisons propres à la clandestinité (le « contrôle » du parti ne peut en effet s’exercer de la même façon). Les objectifs assignés à la section juive évoluent par ailleurs. Avant guerre les Juifs de la section juive étaient invités à militer dans la MOI aux côtés de leurs « frères étrangers » avec qui ils partageaient, selon le Parti, plus de points communs qu’avec les Juifs français. La peur du Parti a toujours été ce qu’il appelle le « nationalisme » juif, qui ferait barrage à l’internationalisme socialiste. Mais pendant la guerre, la nouvelle ligne de conduite est la suivante : les Juifs sont attaqués par les Nazis en tant que Juifs, selon une idéologie racialiste. Ils doivent donc s’unir, entre immigrés et Français, entre Juifs communistes et non-communistes, pour lutter contre cet antisémitisme. L’enjeu est aussi, bien sûr, de réussir à recruter et à diffuser le communisme plus largement. C’est dans cette perspective que les Juifs communistes de la MOI et des FTP-MOI fondent l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide en avril 1943 à Paris. L’objectif de cette organisation est d’unifier la Résistance juive communiste mais aussi, plus généralement, la Résistance juive. Mais cette organisation, qui se développe finalement en zone Sud quelques mois plus tard, est créée concomitamment à deux organisations unitaires : le Comité général de défense (CGD) qui réunit tous les Juifs issus de l’immigration yiddishophone puis le Conseil représentatif des juifs de France (CRJF). Fondé dans le contexte de la fondation du Conseil national de la Résistance (CNR), le CRJF aspire à devenir l’interlocuteur principal voire unique du CNR. Dans ce contexte, l’UJRE reste donc l’organisation des Juifs communistes.
Après-guerre, le contexte est différent, le Parti lui-même est dans une phase qu’on qualifie parfois de « patriotique ». Il a, d’une part, la volonté d’intégrer les membres de la MOI dans les structures françaises du PCF. Il a, d’autre part, la crainte que le « nationalisme juif » se soit développé parmi les Juifs communistes. Renée Poznanski a montré que les « accents nationalistes » étaient effectivement présents dans la propagande juive communiste et qu’il ne fallait pas réduire ça à une simple stratégie politique. Le PCF réitère donc l’idée selon laquelle les Juifs immigrés ont plus de points communs avec leurs camarades immigrés qu’avec les Juifs français. Mais dans sa volonté de réorganisation de la MOI, il va toutefois se heurter aux résistances des Juifs communistes yiddishophones qui vont refuser de dissoudre leur section juive et leurs organisations de masse en yiddish. Pourquoi ? Ils mobilisent plusieurs arguments : 1. politiquement, ce serait prendre le risque de perdre les masses juives yiddishophones et de laisser les bundistes et sionistes en profiter (car beaucoup de Juifs yiddishophones ne parlent pas encore assez bien français pour militer uniquement en français ou être touchés par de la propagande en français). Cet argument est mobilisé pour convaincre le PCF, dans un objectif politique 2. la situation de l’immédiat après-guerre est spécifique et les Juifs ont des besoins spécifiques après la 2GM, les spoliations, les persécutions, etc. L’antisémitisme perdure par ailleurs. Seule une section juive peut véritablement se saisir de ces questionnements. Après plusieurs années de négociation, et quelques changements (notamment des projets de fusion d’organisations de masse), la section juive de la MOI devient le « secteur juif » du PCF. Il est sorti de la MOI en 1954 et devient un « secteur » du PCF à part entière.
L’engagement des Juifs communistes a pu être interprété comme une forme d’effacement ou de dépassement de leur judéité, l’historien Isaac Deutscher parle notamment de « Juifs non juifs ». Au contraire, les enfants et petits-enfants des militants juifs communistes avec lesquels vous vous êtes entretenus déclarent à propos de leurs parents « ils étaient communistes parce qu’ils étaient juifs », pouvez-vous expliciter ce point ?
Quand j’ai commencé ma thèse, la question centrale pour moi était celle des appartenances complexes des Juifs communistes, ou ce qu’on appelle les identités : peut-on être à la fois juif – et s’en revendiquer ou à tout le moins militer dans des groupes spécifiquement juifs – communiste et français ? Et ce qui est intéressant c’est que la première fois que j’ai exposé cette problématique à des descendantes de militants, elles trouvaient presque la question trop évidente ou plutôt pour elle ce n’était pas un problème. On était juifs, communistes et français et c’était tout. Là où c’est intéressant, c’est que le rôle des chercheurs est justement de « dénaturaliser » ce qui paraît naturel pour les individus concernés, c’est-à-dire d’essayer de comprendre un phénomène qui, sur le plan des sciences sociales, n’est pas une évidence.
Quand les enfants et petits-enfants des militants disent que leurs parents étaient « communistes parce qu’ils étaient Juifs » (j’emploie la majuscule à Juif pour désigner le « peuple » et pas uniquement un groupe religieux) ils veulent dire que leur engagement est né en lien avec leur expérience de jeunes juifs en Pologne puis en France. C’est l’expérience des inégalités sociales et économiques d’abord vécues dans le monde juif puis ensuite perçues dans d’autres milieux, de l’antisémitisme, des quotas à l’université, etc. qui a poussé beaucoup d’entre eux à s’engager pour une idéologie, le marxisme, qui proposait de se battre pour l’égalité de toutes et tous. Cette égalité impliquait le dépassement de l’antisémitisme. On ne définirait plus les individus en fonction de leurs origines ethniques ou religieuses. Au départ, en Europe orientale, tous les Juifs communistes de ma thèse ne se sont toutefois pas engagés dans le PC. Mais tous se sont engagés à gauche, soit dans le sionisme marxiste (Hachomer Hatzaïr par exemple), soit dans le bundisme (un mouvement juif marxiste anti-bolchévique qui défend l’existence d’une nation juive en Europe) soit plus généralement dans des mouvements marxistes. Tous étaient portés par des idéaux d’émancipation des Juifs. Et le communisme a représenté la version la moins « juive » de ces partis – puisqu’on militait aux côtés de non juifs – sans impliquer pour autant de cesser d’être juif. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’une fois dans le PC ces militants et militantes ne s’engagent pas uniquement ni forcément prioritairement pour les Juifs. Sinon, ils seraient restés dans des mouvements marxistes spécifiquement juifs. Mais ce n’est pas parce qu’on est membres d’un parti qui défend une classe sociale qu’on ne peut pas parallèlement défendre des groupes au sein de cette classe sociale… c’est ce que révèle l’étude de la section juive de la MOI puis du secteur juif du PCF.
Aloe, Macha Pangilinan - tempera sur medium - 2016
Dans quelle mesure votre question de recherche a-t-elle évolué ? Qu’est-ce que vous ne vous attendiez pas à découvrir ?
Je ne sais pas si ma question de recherche a évolué. Je dirais qu’elle s’est plutôt affinée. Pour étudier les identités / appartenances, j’ai adopté deux approches dans ma thèse : une approche « organisationnelle » c’est-à-dire par les organisations militantes. J’ai essayé de comprendre quelles organisations existaient et se maintenaient après-guerre et ce que cela révélait de la possibilité de militer parallèlement dans plusieurs sphères : les cellules françaises du PCF, les organisations de masse du secteur juif. J’ai aussi étudié « l’identité collective » de ces organisations juives communistes, c’est-à-dire la manière dont le mouvement se définit et concilie ces différentes appartenances. Et dans le cadre de cette étude organisationnelle, je me suis notamment mise en quête des relations concrètes entre les organisations juives et le PCF, pour tenter de comprendre la nature du contrôle du PCF et les marges de manœuvre dont bénéficiaient, ou non, les Juifs communistes. Et ce qui m’a frappée, ce sont les négociations entreprises par les Juifs communistes pour le maintien de leurs organisations après-guerre et la manière de l’exprimer. En lisant leurs lettres à la direction du Parti, leurs négociations constantes jusqu’à la fin des années 1940, on ne peut vraiment pas dire qu’ils étaient des Juifs qui renonçaient à défendre les intérêts du monde juif. Et le PCF, de son côté, a été moins rigide que ce qu’on peut imaginer. Il a adopté une position assez pragmatique, consistant à laisser les organisations juives communistes exister, tout en les maintenant sous contrôle. Ce statut quo vole toutefois en éclat à la fin des années cinquante, comme je le montre dans le livre.
J’ai adopté aussi une approche par les trajectoires individuelles à même de me permettre d’étudier les identités à l’échelle individuelle. Concrètement, il s’agit de reconstituer des trajectoires pour voir les éventuels moments de doute, voire de désengagement et de chercher à les expliquer. Quand on a de la chance, on a des écrits de militantes et militants, des témoignages, mais parfois il faut essayer de déduire des trajectoires des évolutions identitaires. Et ce qui m’a frappée, c’est le décalage qui pouvait exister entre le militant / la militante, et la personne privée, contrairement à ce qu’on peut entendre sur les Juifs communistes qui auraient tous été des « staliniens ». C’est typique du monde communiste, mais les militants essayent à tout prix de « maintenir la forteresse », c’est-à-dire le Parti, face aux critiques extérieures. Mais cela ne signifie pas qu’à titre personnel on ne ressente pas des doutes. Pour bien comprendre la complexité des identités juives communistes, il faut vraiment être attentif à tous les aspects d’une trajectoire. Par exemple, pendant les procès antisémites en URSS du début des années cinquante (procès Slansky, complot dit des « blouses blanches »), on peut lire sous la plume d’un militant (dans un pamphlet et dans la presse) des propos extrêmement staliniens et violents (ex : ce sont les sionistes du Joint qui sont complices des médecins assassins), et apprendre dans d’autres sources, notamment du for privé, que ce militant était lui aussi traversé par des doutes puis qu’il a regretté d’avoir écrit de telles choses.
Comment définissez-vous le terme de minorité auquel fait référence le titre de votre ouvrage « Militer en minorité » ? Peut-on parler d’une conscience politique juive ?
Sur le plan numérique, d’une part, les Juifs communistes sont triplement minoritaires : dans la société française, dans le monde juif et dans le PCF. L’engagement est par ailleurs toujours minoritaire. Le questionnement de ma thèse ne porte toutefois pas uniquement sur la dimension numérique du terme. Le terme minorité peut aussi être entendu dans son sens subalterne, selon lequel il s’agit d’un groupe soumis à des discriminations particulières, qu’il a conscience de subir en tant que groupe¹. C’est un terme parfois préféré à celui de « communauté » car il permet de « délimiter minimalement un groupe en fonction du critère de l’expérience sociale partagée selon [un] marqueur socialement négatif […], sans impliquer l’existence de liens culturels communs ou d’une reconnaissance institutionnelle »². C’est le cas des Juifs en France dont certaines instances sont toutefois reconnues institutionnellement. Or, tous les Juifs ne se reconnaissent pas dans ces instances et tous ne partagent pas de liens culturels ou religieux. Des sous-groupes existent, à l’image des Juifs communistes yiddishophones qui partagent des liens culturels (langue, origines géographiques et sociologiques, parcours d’immigration, engagement politique, etc.) et qui sont d’ailleurs reconnus institutionnellement comme un « secteur » spécifique au sein du PCF, sans former une unité avec le reste du monde juif. La question « Militer en minorité ? » vise donc à étudier la nature et le contenu du militantisme d’une minorité tant numérique qu’ethnoculturelle.
Quelles étaient les relations entre les Juifs du secteur yiddishophone, les Juifs des autres nationalités et les Juifs français ?
Les Juifs du secteur yiddishophone entretenaient des liens avec des Juifs « progressistes » du monde entier, en particulier avec les Juifs communistes de Belgique mais aussi dans d’autres pays. Des membres du secteur juif ont notamment fait des voyages pour récolter des fonds pour les enfants juifs après-guerre : en Angleterre, aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Afrique du Sud. Avec les Juifs français – c’est-à-dire non yiddishophones – les liens étaient assez peu développés, alors même que c’était un des objectifs du secteur juif après-guerre : réussir à attirer des Juifs non-yiddishophones. Ils se côtoyaient toutefois dans des institutions unitaires, comme le Comité général de défense (CGD) et le CRIF, toutes deux fondées pendant la guerre pour rassembler l’ensemble du monde juif, et lors de commémorations. En fait, la ligne de fracture à l’époque est plus entre Juifs communistes et Juifs non-communistes. Dans l’immédiat après-guerre, dans le moment unitaire de la Libération, toutes les tendances du monde juif cherchent à continuer à travailler ensemble. Mais très vite, dans le contexte de la guerre froide, mais aussi autour de la question d’Israël et de l’antisémitisme stalinien, une ligne de fracture sépare le monde juif en deux camps. Dès 1948, les relations se tendent et au début des années cinquante elles sont extrêmement difficiles voire impossibles et les projets d’unité sont révolus.
Comment le PC analysait-il l’antisémitisme français avant, pendant et après la guerre ?
Avant-guerre, le PCF considère d’abord que l’antisémitisme est une émanation du « fascisme ». Cette vision est empruntée au PCUS bien sûr et conduit à deux choses : 1. rendre impossible l’idée même d’un antisémitisme en URSS 2. empêcher le développement d’un nationalisme juif. En effet, l’antisémitisme ne serait pas un « problème juif » mais une question qui doit unir tous les antifascistes du monde. Toutefois, face à la montée du nazisme, l’URSS et le PCF vont reconnaître la dimension « raciale » de l’antisémitisme nazi. Mais, après-guerre, ce discours évolue. À partir d’avril 1945, l’antisémitisme d’après-guerre (y compris venant d’Allemagne) est de nouveau associé principalement au « fascisme » par le PCF. C’est le cas par exemple de l’antisémitisme à Paris, qui émane de locataires de « bonne foi » organisés en associations pour conserver les logements qu’ils ont récupérés pendant la guerre et qui appartenaient à des Juifs déportés. Le PCF qualifie cet antisémitisme de « fasciste » et estime qu’il est une stratégie pour diviser le peuple et la classe ouvrière. On comprend mieux, dès lors, que pour le PCF rien ne justifie que les Juifs s’organisent entre eux, entre immigrés et français.
Comment le secteur juif abordait-il la critique de l’antisémitisme au PCF, et en particulier l’antisémitisme stalinien ?
Le PCF, parti communiste le plus stalinien d’Europe de l’Ouest, nie l’antisémitisme stalinien. Dans le secteur juif il y a beaucoup de discussions et de débats, de conflits même, ce qui est très suivi par la direction du Parti. A priori, au début des années cinquante (procès Slansky, complot dit des « blouses blanches »), il y a des défections à la base et un secteur juif qui peine à vraiment rassurer ses troupes. Mais la crise reste contenue : le secteur juif tient bon, les défections sont très peu documentées dans les archives, les militants qui quittent le parti le font « sur la pointe des pieds ». Mais la plus grosse tension intervient autour de 1956, face aux discussions qui suivent le XXe congrès du PCUS (reconnaissance des crimes staliniens, notamment antisémites) et dans le contexte de la crise de Suez. Le PCF considère que les Juifs du secteur juif sont « obnubilés » par des questions spécifiquement juives. Il amorce alors une reprise en main du secteur juif en estimant que ses dirigeants ne parviennent plus à tenir les masses. Il faut comprendre : ils n’arrivent plus à faire suivre la ligne selon laquelle il n’y a pas d’antisémitisme en URSS ni à faire en sorte que les militants ne se préoccupent pas trop d’Israël. À cela s’ajoute, au même moment, un conflit entre un intellectuel du secteur juif, Haïm Slovès, et la direction du secteur juif à propos de la « crise de la culture yiddish en URSS ». Après un voyage organisé, avec l’accord de Thorez, les dirigeants du secteur juif souhaitaient enterrer l’affaire, ce qu’a refusé Slovès qui a finalement quitté le parti au début des années soixante.
À noter, une exception de reconnaissance de l’antisémitisme en URSS par le PCF : Judaïsme sans fard : en 1964 (Kichko). Car procédant d’un antisémitisme racial trop grossier.
Cet héritage de la résistance juive et de la lutte contre l’antisémitisme porté par les militants juifs communistes est-il aujourd’hui reconnu et transmis au sein du PCF ?
Je ne dirais pas que cet héritage est transmis par le PCF dans le cadre de sa politique mémorielle. Ce n’est ni nié ni caché, mais plutôt intégré à la mémoire de la MOI et des FTP-MOI, en particulier l’an dernier autour de la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. En fait, aujourd’hui encore, ce sont principalement des organisations juives « progressistes » (plus directement liées au PCF), portées par des descendants et descendantes de Juifs communistes, qui continuent à développer cette mémoire. Je pense en particulier à l’UJRE – qui existe donc encore – et à l’organisation MRJ-MOI (Mémoire des résistants juifs de la MOI).
Cet héritage a t-il influencé l’approche de la lutte contre l’antisémitisme du PCF ?
Sur la question de la lutte contre l’antisémitisme du PCF, c’est très difficile de faire des généralités et de balayer autant de temps. En fait je ne pense pas qu’on puisse dire que le PCF a été « influencé » par le secteur juif, tant les liens étaient réciproques : le secteur juif se battait contre l’antisémitisme dans un cadre communiste, avec un vocabulaire communiste et en faisant souvent sien les discours du Parti sur l’antisémitisme (notamment sa dimension fasciste). Cela a conduit à des aveuglements du secteur juif – dans sa position officielle bien sûr – et à des défections au sein du secteur juif. Mais la position du Parti sur l’antisémitisme n’a pas profondément évolué dans la période que j’étudie et jusqu’aux années 1970 notamment : l’antisémitisme est une émanation du fascisme et doit être combattu par tous les antifascistes, Juifs et non-Juifs. Ce n’est pas, pour le PCF, une question spécifiquement juive.
Au travers des entretiens menés avec des enfants et petits-enfants des militants du secteur juif, vous avez interrogé la transmission intergénérationnelle ? De quoi a été faite cette transmission ?
C’est une très vaste question qui est un sujet d’étude en soi (mon nouveau projet de recherche d’ailleurs, pas uniquement centré sur les Juifs communistes toutefois). Je dirais que la transmission a beaucoup été centrée sur l’histoire de la Résistance, d’une part, et sur des valeurs progressistes d’autre part. Comment se faisait-elle ? Par imprégnation, tout d’abord, les enfants assistaient souvent à des moments conviviaux entre adultes et écoutaient tout ce qui s’y disait, notamment sur la période de la guerre (Résistance en particulier, mais aussi déportation dans les familles concernées). Ils savaient aussi que leurs parents vendaient l’Humanité et Naye Prese, qu’ils participaient à des manifestations et assistaient à beaucoup de réunions politiques (en particulier les hommes puisque beaucoup de femmes devaient s’occuper des enfants pendant ce temps). Cette transmission a aussi été plus active, notamment dans le cadre des organisations d’enfance et de jeunesse juives communistes, en particulier la Commission centrale de l’Enfance (CCE), ses patronages et ses colonies de vacances. Mais aussi dans des structures pour les jeunes comme les Cadets puis l’UJRF. La plupart des enfants de la deuxième génération n’ont fréquenté les institutions juives communistes que jusqu’à un certain âge, avant de rejoindre pour certains les organisations de jeunesses du PCF. En 1968, une partie des jeunes a aussi bifurqué vers le trotskisme…
Zoé Grumberg est agrégée d'histoire et docteure en histoire de Sciences Po Paris (2020).
Sa thèse de doctorat sur le "secteur juif" du Parti communiste français (PCF) de la Libération à la fin des années cinquante sera publiée en juin 2025 aux Presses universitaires de Rennes.
Brun Solène et Galonnier Juliette, « Devenir(s) minoritaire(s). La conversion des Blanc‑he‑s à l’islam en France et aux États-Unis comme expérience de la minoration », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 30, 2016, p. 29‑54.
Ndiaye Pap, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008, p. 68.