Les femmes juives américaines : une tradition d’engagement dans les luttes progressistes

Johanna Colette Lemler

L’histoire des luttes progressistes aux États-Unis est jalonnée de figures de femmes, à la judéité souvent ignorée, et qui ont occupé une place centrale dans les combats pour la justice sociale, l’égalité et les droits civiques. De l’organisation de grèves ouvrières aux mouvements féministes radicaux, en passant par la lutte contre la ségrégation raciale, ces militantes juives ont su marqué l’Histoire.

Dans cet article, Johanna Lemler nous propose une plongée dans cet héritage de lutte et de solidarité, en retraçant l’influence de figures marquantes telles que Emma Lazarus, Clara Lemlich, Bella Abzug ou Gloria Steinem. Que leur engagement ait été motivé par une foi profonde, un idéal universaliste ou le souvenir des oppressions passées, toutes ont contribué à façonner l’Amérique. Leur accomplissements illustrent la manière dont l’Histoire et les sources juives peuvent se transformer en puissant moteur d’action et de changement.

Emma Lazarus

“Give me your tired, your poor,

Your huddled masses yearning to breathe free”

Je n’y avais jamais prêté attention, et peut-être vous non plus, mais les quelques vers qui figurent au pied de la statue de la liberté à New York :

« Donne moi tes masses épuisées, pauvres,
Tes masses recroquevillées qui aspirent à respirer librement
 »

sont de la poétesse Emma Lazarus (1849-1887), femme juive américaine d’origine portugaise. Ce poème sollicité pour une œuvre de charité aura valu à Emma Lazarus de correspondre jusqu’à la fin de sa vie avec le poète américain Ralph Waldo Emerson.

Et si vous pensiez que le cas d’une femme juive américaine mettant ses talents au service d’une lutte progressiste et ouvrant grand les bras de l’Amérique pour accueillir tous les opprimé·e·s du monde est anecdotique, cet article est là pour vous détromper : elles sont pléthore à avoir marqué tout le XXᵉ siècle, prenant part à tous les combats, depuis les luttes ouvrières jusqu’aux droits civiques en passant par le droit à l’avortement et plus largement le féminisme radical. Avec parfois des coups d’éclat, des punchlines et des réussites qui ont de quoi nous faire rougir de fierté.

Les luttes judéo-progressivo-féministes ne sont pas l’apanage des wokistes juives dont je suis — c’est pour ça que j’écris dans Daï : c’est une tradition (encore une !) digne de la tchoutchouka / de la mechouïa / du hareng aux oignons (barrez les mentions inutiles) sur la table de shabbat.

Les noms des Bella Abzug, Gloria Steinem, ou encore Betty Friedan sont assez connus maintenant, notamment grâce à la série Mrs America qui est consacrée à leur lutte pour l’inscription de l’égalité des hommes et des femmes dans la Constitution américaine. Mais on connaît moins — et surtout en France — Clara Lemlich, Emma Goldman, ou Sandra Lawson.

Toutes ont pris sur elles de réparer le monde – Tikkun Olam, parfois avec une judéité affirmée ou clairement visible, parfois en taisant cette part de leur identité, par peur de l’antisémitisme ou par décision – que cette identité soit considérée comme non pertinente, ou contraire à l’intention universaliste de la cause pour laquelle elles luttaient.

Il y a là de quoi se poser une question : pourquoi ? Qu’est-ce qui, dans la culture juive et dans la manière que l’on a eue d’éduquer les femmes juives américaines, les a poussées à un engagement tel qu’elles y consacrent leurs vies, ou leur temps libre, affichant des charges mentales dignes de mamans solos en pleine épidémies de grippe et dont les enfants ont des activités extra-scolaires ?

Spoiler : je pense que tout ça c’est grâce à Pessa’h, rapport au trauma transgénérationnel de l’esclavage qu’on ne souhaite à personne, mais je vous propose quand même un détour dans l’histoire du XXᵉ siècle des États-Unis, à travers plusieurs figures de femmes juives et associations qui n’ont eu de cesse d’être du bon côté de l’histoire. [NDLR : Johanna Lemler est la créatrice du podcast Notre Haggadah qui questionne l’idée de libération au travers de la fête de Pessa’h]

Les racines historiques de l'engagement (1900-1960) 

« C’est ça leur grève ? Laissez les femmes faire la grève, et il y aura une grève ! »

 « C’est ça leur grève ? Laissez les femmes faire la grève, et il y aura une grève ! » - ça c’est Fanny Levy, en 1902, l’une des organisatrices du boycott de la viande casher au Lower East Side à un moment où des cartels puissants fixent des prix exorbitants (+50 % du jour au lendemain) impactant directement les foyers. Les bouchers casher avaient timidement fermé leur commerce quelques jours sans succès. Les femmes, faisant du porte à porte et utilisant la presse en yiddish, ont tenu plus fort, plus longtemps, en mobilisant des milliers de femmes. Ce boycott où plusieurs femmes se sont organisées avec succès a ouvert la voie à d’autres femmes, enhardissant une génération de Farbrente Yiddishe meydlekh – littéralement des femmes juives fougueuses.

Dans les années qui ont suivi, plusieurs remakes de cette mobilisation ont eu lieu. Concernant les prix des loyers par exemple, il y eu la grève des loyers. Et en 1909, alors que l’industrie textile spécialisée dans la confection de blouses emploie principalement des Juif·ves, plusieurs revendications sont exprimées concernant les salaires, les conditions de travail, et le harcèlement sexuel dont elles sont l’objet. Celle qui va marquer la grève, c’est Clara Lemlich, 23 ans, qui lors de sa prise de parole enflammée en yiddish, dira « Si je trahis la cause que je défends ici, que ma main se détache du bras que je lève », une allusion au verset du psaume 137:5 : « si je t’oublie Jérusalem, que ma langue se colle à mon palais ». Plus de 20 000 femmes, juives et italiennes – pourquoi je ne suis pas surprise Anna Veronèse¹ ?--– stoppent la production et mènent une grève généralisée. Clara Lemlich, comme des centaines de femmes, sera tabassée par les forces de l’ordre et blacklistée pour trouver du travail dans l’industrie. Cette grève est connue sous le nom du soulèvement des 20 000 et permit de nombreuses  avancées concrètes, comme quatre jours de congés payés d’avance par an. Avec Pauline Newman, Rose Schneiderman, Fannia Cohn, et le soutien d’Emma Goldman, les grévistes démontrent que les femmes ont toute leur place dans les syndicats jusque-là réservés aux hommes.

« Je ne pensais pas pouvoir sauver qui que ce soit.
Mais j’avais l'intention de me sauver d’une maison à deux étages [en banlieue] »

Rita Schwerner

Le combat des femmes juives ne s’est pas cantonné à un type d’injustices : elles se sont largement engagées contre la suprématie blanche et le racisme, notamment au travers d’associations juives spécifiquement féminines, comme les Emma Lazarus Federation of Jewish Women’s Clubs, mais pas uniquement. En première ligne, elles ont fait de la prison, souvent – comme Carol Ruth Silver qui passa 40 jours derrière les barreaux au tout début des années 1960 pour son action de « Freedom Rider »², et ont risqué leurs vies, parfois, pour leurs prises de position et leurs actions au sein du mouvement des droits civiques et de l’égalité raciale. Certaines, à l’instar de Rita Schwerner, ont œuvré directement dans les États du Sud des États-Unis. Elle s’y rend d’ailleurs avec son mari, alors qu’ils ont 20 et 22 ans, en 1964, pour enseigner dans une Freedom School – les Freedom Schools sont des écoles temporaires, alternatives et gratuites pour les Afro-Américains, pour permettre d’atteindre l’égalité – et participer à une campagne d’inscriptions des Afro-américains sur les listes électorales. Son mari Michael Schwerner est alors assassiné par le Ku Klux Klan avec deux autres militants. La veuve Rita met immédiatement l’accent sur le fait que les médias ont mis en lumière ces meurtres connus sous le nom des Freedom Summer Murders parce que les victimes n’étaient pas toutes des Noirs du Mississippi. Elle continuera son combat en poursuivant des études de droit et en se spécialisant dans le droit reproductif et lié à l’adoption. 

Rita Schwerner et son histoire sont devenues les icônes de la lutte et des sacrifices pour les droits civiques, où les femmes juives sont — on le verra dans la suite de l’article — surreprésentées comparativement à leur proportion dans la société américaine.

« Le domaine de la femme est au foyer, nous ont-ils dit. Les trente dernières années ont été consacrées à prouver notre ambition, selon laquelle le domaine de la femme s’étend au monde entier, sans limite »

Hannah Salomon

Certaines associations non spécifiquement juives, notamment féministes, voient effectivement dans leurs rangs une surreprésentation des femmes juives. D’autres associations ont vu le jour par et pour les femmes juives. C’est le cas du National Council of Jewish Women, créée par Hannah Greenebaum Solomon en 1893. Elle en fut la présidente jusqu’en 1905. Inspiré de clubs de femmes à Chicago, le NCJW a pour vocation de soutenir les femmes juives et leurs rôles dans la transmission du judaïsme, ainsi que de soutenir les réformes sociales, avec une aide particulière aux immigrant·e·s. Hannah Solomon a toujours considéré les missions philanthropiques et d’éducation de l’association comme une extension des obligations religieuses. Aujourd’hui, le NCJW continue d’œuvrer pour les réfugiés, le droit à l’avortement et l’éducation. Avec plus de 200 000 membres, l’association s’inscrit explicitement dans l’injonction du Deutéronome 16:20, « La justice, la justice tu dois rechercher ».

L’âge d’or du féminisme juif

« Quand j'étais une jeune militante, je pensais que ça m'occuperait quelques années (“ça” étant le féminisme) et que je retournerais ensuite à ma vraie vie (je n'avais aucune idée de ce que devrait être ma “vraie vie”). Cette idée était due en partie à la croyance naïve qu'il suffisait de révéler une injustice pour qu'elle disparaisse »

Gloria Steinem

Dans la série Mrs. America, j’ai été frappée par le fait que toutes les femmes ayant compté dans le soutien de l’inscription de l’égalité hommes/femmes dans la Constitution étaient juives. Parmi elles, on trouve trois figures majeures : Betty Friedan, Bella Abzug et Gloria Steinem. Betty Friedan est journaliste et elle révolutionne le féminisme avec son livre The Feminine Mystique (1963), qui dénonce le rôle restrictif imposé aux femmes américaines. Il devient un manifeste pour des millions de femmes, ouvrant la voie à leur libération. Bella Abzug, surnommée « Battling Bella », est une avocate, militante et membre du Congrès qui défend les droits des femmes et des minorités. Gloria Steinem, cofondatrice de Ms. Magazine – avec Letty Cottin Pogrebin, plaide pour un féminisme intersectionnel, reliant les luttes raciales, économiques et sociales.

Ces trois femmes sont loin, très loin, d’être les seules, à tel point que Joyce Antler consacre un ouvrage complet sur les féministes juives radicales américaines³. D’Adrienne Rich à Blu Greenberg, Antler examine le rôle crucial des femmes juives dans le mouvement féministe américain de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Elle explore le parcours de nombreuses femmes juives actives et dirigeantes du mouvement de libération des femmes aux États-Unis, de l'après-guerre à la fin des années 1990, en mettant en lumière la proportion importante de femmes juives dans le mouvement féministe américain, bien supérieure à leur poids démographique. Elle décrit les luttes menées par ces femmes dans divers domaines : santé, droits reproductifs, réforme des pratiques religieuses juives, reconnaissance des lesbiennes, campagnes antiracistes.

Et c’est d’ailleurs l’un des points fondamentaux du féminisme américain porté par des femmes juives : c’est qu’il s’attache à faire bouger les lignes tant dans le monde juif que dans le monde non-juif. Les réformes touchant aux pratiques du judaïsme sont portées par des femmes orthodoxes et/ou universitaires, telles que Rachel Adler, Judith Plaskow et Blu Greenberg. Et dans le même temps, Adrienne Rich et Ruth Bader Grinberg concentrent leurs actions progressistes dans le monde séculier.

On retiendra que de nombreuses femmes juives ont occupé des positions de dirigeantes dans le mouvement de libération des femmes aux États-Unis. Chacune conjuguant ses identités multiples différemment selon leurs collectifs féministes d’affiliation, leurs origines et leur éducation.

« Nous n’en parlions jamais. C’était embarrassant que nous soyons tellement de juives »

Naomi Weisstein

Naomi Weisstein a fait partie de l’un des tout premiers collectifs féministes de Chicago, et des États-Unis d’Amérique. Et la surreprésentation des femmes juives était frappante. De manière informelle d’abord, le Chicago West Side Group, fondé par Shulamit Firestone et Jo Freeman se rassemblait chez cette dernière, dès 1967. En 1969, une organisation plus structurée voit le jour, il s’agit de la Chicago Women’s Liberation Union, une organisation ombrelle qui rasssemble plus de 900 femmes, avec des objectifs plus larges et explicites, notamment la lutte contre le sexisme et les inégalités, et avec une orientation socialiste féministe. La plupart des femmes qui composent ce collectif sont « jeunes, blanches, issues de la classe moyenne, et très éduquées »³. Sauf que, pas si blanches, puisque 43 % d’entre elles sont juives³, et sont les plus enclines à diversifier les membres du collectif, faisant des ponts avec les femmes de classes ouvrières, pauvres ou issues d’autres minorités.

On peut nommer, dans les groupes féministes radicaux, plutôt socialistes, les quatre collectifs suivants.

  • Chicago's West Side Group

  • Redstockings (New York City)

  • Bread and Roses (Boston)

  • Le groupe autour du livre Our Bodies, Ourselves (Boston) 

Le besoin de faire collectif, ou de rejoindre un collectif est palpable : les féministes juives se rassemblent, mettent en commun leurs nombreuses compétences et démultiplient ainsi leurs impacts. Si, dans les années 1960, les féministes juives rejoignent ou créent des collectifs en mixité, à partir des années 70, elles s’investissent davantage au sein de collectifs en non mixité choisie. Elles évitent ainsi l’antisémitisme en créant des espaces safe où toutes leurs identités sont respectées, et/ou elles valorisent leur héritage et s’attachent à faire évoluer les communautés juives, et leurs mentalités. Parmi les collectifs féministes juifs, on peut citer :

  • Ezrat Nashim (association religieuse)

  • Brooklyn Bridge (groupe laïc)

  • Chutzpah (groupe laïc)

  • Di Vilde Chayes (groupe radical juif lesbien)

 

« Les réalisations du féminisme radical juif doivent paraître dans les archives historiques, car elles peuvent sans aucun doute inspirer les luttes du présent »

Joyce Antler 

Les impacts des mouvements cités ci-dessus sont nombreux et importants. Les féministes juives ont laissé une empreinte profonde dans la vie intellectuelle et politique américaine de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Elles ont contribué à faire évoluer les normes sociales concernant les rôles et les relations entre les sexes. Leur activisme a influencé les relations avec d'autres minorités ethniques aux États-Unis. Elles ont contribué à faire évoluer la pensée, la politique et la religion au sein de la communauté juive américaine et ont œuvré pour la modification des prières, de la liturgie et de la théologie juive. Leurs luttes ont porté sur la santé, les droits reproductifs, et la reconnaissance des lesbiennes. Elles ont contribué au rapprochement entre féministes juives américaines et israéliennes, notamment suite aux conférences internationales des femmes. Et last but not least comme on dit aux États-Unis, elles ont mis en lumière la présence d'antisémitisme au sein du mouvement féministe plus large.

L'héritage de l'oppression comme moteur d'engagement

On peut voir dans l’engagement des femmes juives pour les luttes progressistes plusieurs résonances avec un idéal juif de justice sociale, qu’il passe par l’idée de Tikkun Olam ou dans la phrase bien connue de Hillel « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Et si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? Et si ce n'est pas maintenant, quand ? » (Pirkei Avot 1:14). On peut y voir également le refus de mécanismes trop bien connus des communautés juives victimes de ségrégations, de haines, de violences, depuis l’esclavage en Égypte jusqu’à la Shoah. Cela donne une forme de constance dans l’apprentissage puis la réalisation de la lutte, les unes agissant comme role model des suivantes. Les immigrées de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ arrivaient aux États-Unis avec une expérience violente de l’antisémitisme à travers les pogroms. D’où le poème d’Emma Lazarus. Dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle, nombreuses sont les femmes qui héritent des traumas de leurs parents ayant fui l’Europe nazie, et qui revendiquent cet héritage comme moteur de leurs luttes. C’est le cas de Betty Friedan par exemple. Par ailleurs, une étude récente montrant que 56% des personnes américaines juives interrogées lient leur identité juive au fait de travailler pour l’égalité et la justice, montre un tropisme particulier pour les luttes sociales.

Mais pour expliquer la spécificité des luttes des femmes juives, il faudra ajouter à cela sans doute le fait que pendant longtemps, elles ont été écartées de rôles de leadership dans les synagogues, elles-mêmes ségréguées, ce qui les a conduites à créer leurs propres associations. Prises également dans des injonctions genrées, elles ont souvent agi sous couvert de leurs devoirs de mères – notamment pour les luttes ouvrières et pour les droits civiques. Puis, dès que le féminisme est apparu comme une lutte dans laquelle il était possible de s’investir, d’autres actions sont apparues, avec une redistribution des causes défendues : à côté des causes historiques pour l’égalité raciale et l’aide aux réfugié·e·s/immigré·e·s, les mobilisations pour l’avortement et la contraception se sont multipliées, comme celles pour un judaïsme plus inclusif, avec des possibilités de rôles de leaders de communauté pour les femmes.


Le positionnement particulier sur les campus universitaires 

Nombreuses sont les femmes qui ont commencé à lutter à l’Université, sur les campus, ou qui ont utilisé les réseaux et l’effervescente mobilisation que permettent les campus américains. On savait que les mouvements étudiants pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam ont eu une influence considérable. On sait moins que pour beaucoup de femmes engagées, les campus universitaires ont joué un rôle de catalyseur dans leurs engagements. Pas forcément comme on peut l’imaginer d’ailleurs : souvent exclues des mouvements socialistes universitaires, ou exploitées par les hommes de ces collectifs, le moment universitaire a aidé à une prise de conscience quant aux inégalités qu’elles subissaient. Comme Vivian Rothstein (qui fut à l’avant-garde du mouvement de libération des femmes à Chicago) se souvient du début des années 1960 : « nous avions atteint le plafond de verre à gauche et il n’y avait nulle part où aller pour nous ». C’est lors de sit-ins pour les droits civiques que les femmes se rencontrent et, pour la première fois, parlent de ce qui les concerne.

Dans le même temps « à la fin des années 1960, dans la continuité des mouvements pour les droits civiques (années 1950) mais surtout contre la guerre du Viêt-Nam, se développe une contre-culture juive étudiante, qui critique le judaïsme “américanisé” de la génération précédente, la froideur et le décorum des grandes synagogues des banlieues résidentielles, le caractère bureaucratique des organisations juives. L’identité juive, jusque-là vécue sur un mode privé, connaît alors un renouveau marqué ». Ce renouveau, qui part des universités, aura pour conséquence de nombreuses innovations religieuses — offices informels, égalitaires, sans que cela soit théorisé. 

Il apparaît aussi que les femmes s’orientent massivement vers les Jewish Studies, les cursus d’études juives que les universités américaines proposent. On remarque ce même phénomène en France encore aujourd’hui : les femmes étant privées d’étudier la tradition et les textes juifs à haut niveau dans un contexte juif, elles s’inscrivent à la faculté dans des études qui sont liées à ces thématiques. Loin d’être un signe d’éloignement des traditions, ces études universitaires donnent lieu à un investissement marqué des femmes juives dans le monde juif.

La transmission intergénérationnelle de l'activisme 

Dans les témoignages des féministes juives rapportés par Joyce Antler, on retrouve souvent le récit des femmes qui parlent de leurs mères ou de leurs grands-mères, de la figure de femme forte et progressiste qu’elles renvoyaient.

La juge Ruth Bader Ginsburg dit aussi qu’elle doit tout à sa mère qui l’a toujours encouragée. On rapporte cette anecdote : « le 14 juin 1993, alors que la juge Ginsburg se trouvait dans la roseraie de la Maison Blanche avec le président Bill Clinton pour l'annonce de sa nomination à la Cour suprême, elle a quitté le président en larmes en rendant hommage à sa mère : “Je prie pour pouvoir être tout ce qu'elle aurait été si elle avait vécu à une époque où les femmes pouvaient avoir de l’ambition et réussir, et où les filles étaient aussi valorisées que les fils” ».

Évidemment, les influences dépassent la sphère familiale et la visibilisation des femmes qui ont agi pour la justice sociale, via par exemple le travail de la Jewish Women’s Archive, qui permet de découvrir une histoire encore méconnue.

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Récit collectif des femmes juives

Si je commençais cet article avec Emma Lazarus et son poème gravé au pied de la Statue de la Liberté, c'est parce qu'il illustre parfaitement cette capacité qu'ont eue les femmes juives américaines à transformer leurs luttes en réalisations durables. Des boycotts de la viande casher aux Freedom Schools, du National Council of Jewish Women aux collectifs féministes radicaux, elles ont su inscrire leurs combats dans l'histoire américaine.

L'engagement progressiste de nombreuses femmes juives est indéniable, pourtant il ne représente pas une réalité monolithique. Certaines ont choisi d'autres voies, privilégiant l'engagement communautaire, la philanthropie ou des causes plus conservatrices.

De plus, l'accent mis sur le rôle des femmes juives dans les mouvements progressistes ne doit pas occulter les tensions et les débats qui ont pu exister au sein de ces mouvements, notamment concernant l'antisémitisme et les questions liées à Israël.

Quant à ma question initiale, à savoir « qu’est-ce qui, dans la culture juive et dans la manière que l’on a eue d’éduquer les femmes juives américaines, les a poussées à un engagement tel qu’elles y consacrent leurs vies, ou leur temps libre ? », je peux émettre des hypothèses qui se conjuguent entre elles, tout en gardant des nuances - à savoir que pour chaque femme il y a eu des éléments différents qui l’ont conduite à s’engager. 

On peut évoquer l’histoire des oppressions et persécutions qui ont sensibilisé les femmes (et les hommes) juif.ves à toutes les causes progressistes ; les valeurs juives de tsedaka (justice) et de tikkun olam (réparation du monde) renforcent cette sensibilité. Mais ces raisons ne sont pas genrées. J’y ajouterais alors :

  • le rôle central des femmes dans la transmission et l’éducation des générations à venir et une forme de responsabilité par rapport aux générations futures en même temps qu’une fidélité aux générations passées. 

  • un manque d’accès à une éducation religieuse formelle, qui nourrit le besoin de créer des structures permettant aux femmes de pallier ce manque, en même temps qu’une possibilité d’étudier les matières ‘hol (non sacrées) : si cela ne se fait pas d’étudier la Torah et ses commentaires pour une femme, il est tout à fait bien vu pour elle d’aller à l’Université. Les connaissances et compétences acquises là sont mises au service d’un engagement dans la communauté ou en dehors, toujours en accord avec les hypothèses précédentes. 

  • enfin les role models, ces femmes juives américaines exemplaires qui ont marqué l’histoire américaine ont permis de montrer la voie très tôt aux autres femmes juives.

L'héritage et les motivations de ces femmes sont donc complexes et multidimensionnels. Ils nous invitent à réfléchir sur les sources de l'engagement, les défis de l'intersectionnalité et la nécessité d'une approche critique et nuancée de l'histoire, tout en nous rappelant que la quête de justice est un processus continu, fait de progrès, de reculs et de remises en question.

Et si, finalement, ce qu’il y avait à retenir de toutes ces femmes n'était pas tant dans leurs actions individuelles que dans cette chaîne ininterrompue de transmission, cette capacité à faire de chaque combat pour la justice sociale une nouvelle page du récit collectif des femmes juives ?


Johanna Colette Lemler est la créatrice du podcast Notre Haggadah - Récits de femmes  et de son Festival 2025 - Karev Yom. Française d'origine marocaine, algérienne et polonaise, féministe juive, elle a à coeur de créer un espace où les femmes du monde juif peuvent faire résonner leurs récits, faits de traditions, de modernité, de libérations singulières, de care, de création de sens, de petites histoires dans la grande, d’exils et de trajectoires multiples, variées, inspirantes.

Autrice, formatrice de l’incubateur Kol-Elle pour les projets portés par des femmes juives, elle est aussi coach exécutive pour les dirigeantes.

  1. Anna Véronèse est une femme juive d’origine italienne — vénitienne plus précisément, parisienne, très engagée du côté des luttes progressistes, et mon amie. Elle est une source inépuisable de connaissances en Torah et de chants révolutionnaires et féministes italiens.

  2. Les Freedom Riders – voyages de la liberté, sont les actions de militants du mouvement américain des droits civiques qui utilisaient des bus inter-États afin de tester l'arrêt de la Cour suprême Boynton v. Virginia qui rendait illégale la ségrégation dans les transports en commun, mais qui n’était pas respecté dans les États du Sud.

  3. Jewish Radical Feminism, Joyce Antler, New York University Press, 2018, p. 39

  4. Étude PEW 2013

  5. Jewish Radical Feminism, Joyce Antler, New York University Press,  2018, p. 41

  6. Béatrice de Gasquet, « Savantes, militantes, pratiquantes. Panorama des féminismes juifs américains depuis les années 1970 », Pardès, 2007, 43, pp. 257-268. hal-00285028

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