Mon ami, je t’écris cette lettre
Alicia Herz
Comme une déflagration supplémentaire, le 7 octobre a distendu des liens amicaux. Ici, Alicia Herz écrit à un ami avec qui le dialogue a été rompu ce jour-là. Une lettre pleine de colère qui, partant d'une adresse à l'ami en question, s'adresse à la société entière.
Par où commencer, mon ami, des choses à te dire ?
Je pense à toi, ton œil qui rit, tes yeux noirs, la fragilité inquiète et drôle qui te caractérise. Je pense à nos bancs d’école et notre première rencontre qui fut comme une apparition de toi mon frère, petite âme sœur ou tout comme, depuis plus de quinze ans. Je pense à toi qui étais là quand d’autres étaient partis, à moi qui te consolais quand ton cœur se brisait à cause d’une histoire de fille, à nos vies qui se tissent et nous toujours mains dans les mains, restés deux amis frères et sœurs. Tout autour de nous, le réel et ses nuits, ses éclaircies, ses aubes avançaient, et nous marchions ensemble.
Non je n’aurais pas cru et je ne crois toujours pas, que la nuit soit si méchante, que l’obscurité soit si grande au point que nos mains se soient perdues. La nuit des guerres et de la haine est là et je ne t’en veux pas — je ne t’en veux de rien, pas plus que je ne m’en veux pas, je ne m’en veux de rien. Je vois maintenant comme l’Histoire nous sépare.
La terreur a pris le pas sur la confiance car : je sais déjà que tu ne m’écouteras pas.
C’est l’objet de ma lettre.
Sache-le d’abord, je ne peux pas m’empêcher de te comprendre. Je te comprends, oui, je comprends ta colère, l’horreur et l’indignation pour Gaza – tout ça je le partage. Je suis horrifiée moi aussi, indignée et honteuse de nos pays et de leur inaction, de certains de nos politiques qui cautionnent à demi-mot ces atrocités, honteuse de ce gouvernement israélien fasciste indigne qui vomit sur les juifs du monde en utilisant leur souffrance et leur histoire pour mener une guerre ignoble, un massacre de masse, un carnage que les instances internationales désignent à raison ‘à risque plausible de génocide’. Et je suis tout aussi horrifiée par ce Hamas immonde, qui piétine son peuple en le sacrifiant sans honte, qui glorifie la mort au nom d’une guerre juste, qui a tué, torturé et violé femmes et enfants, qui a pris en otage des innocents, qui trouve le salut dans la haine.
Toi tu n’as pas voulu pleurer les premiers morts.
Tu m’as parlé, tu m’as expliqué, tu as changé de sujet.
La mort d’un individu, d’un seul individu civil, ne se justifiera jamais. Jamais je ne la nuancerai. Et que dire lorsqu’elle s’accompagne de sévices, de tortures et de viols.
Tu écoutes celles et ceux qui doutent des viols.
Pourtant on nous a appris à ne pas douter des viols.
Nous voilà dans une guerre des camps où les individus sont broyés par les idées.
L’instrumentalisation de toute souffrance pour une cause politique est immonde.
La mort injuste d’un homme, d’une femme ou d’un enfant doit rester un scandale pour toute l’Humanité — sinon tout est perdu.
Si mon ami, tu as refusé de m’écouter. Tu ne peux pas le nier. T’en rends-tu compte ?
Tu as refusé de le faire, alors j’ai peur pour le reste du monde.
Car je te sais intelligent, sensible, éveillé, curieux et attentif.
Tu es mon ami.
Je t’ai parlé de ma souffrance, de ma solitude, de l’isolement lié aux réactions de notre camp, de gauche et d’extrême gauche, des féministes, de cet abandon, de toutes ces trahisons.
Je sais déjà en écrivant ces phrases que tu hausseras les épaules, que tu diras que je me trompe – de cause, d’analyse – que je m’égare, que ce n’est pas vrai.
Alors comment faire.
Pour ne pas désespérer de me faire entendre.
Pour ne pas devenir folle.
Je suis sans doute une paria que personne n’écoute. Une paranoïaque de haute voltige, née de parents paranoïaques et menacés de morts pour ce qu’ils étaient, juifs, eux-mêmes sans doute paranoïaques. Un peuple de paranoïaques. Des fous, des folles et des illuminés. Nous inventons tout ça parce que c’est bien connu, les juifs aiment souffrir. C’est notre fonds de commerce et ce qui nous tient au monde. Notre douleur est notre bien le plus précieux, nous nous promenons avec notre douleur dans la main à laquelle nous rattachons toute notre vie. Dis moi de me taire, j’en redemanderais. J’ai milité dans un parti qui me crache dessus et ça me fait plaisir. Enfin je me sens exister. Il n’y a rien que j’aime autant que l’antisémitisme. Oui, j’ai dit le mot.
CE MOT !!!! Réjouis-toi, il ne veut plus rien dire. À peine en le prononçant, comme par magie il sera vidé de sa substance et tu souriras — ou bien tu soupireras. Et comme toi, les dirigeants politiques que je croyais les miens, qui ont cautionné d’affreux propos, d’affreux sous-entendus, s’agaceront et s’en justifieront, expliquerons que c’est faux, que ce mot les agace, que ce n’est pas vrai. Or il les accable. Oui, ce mot est agaçant. Oui il est passé par la bouche des Le Pen, Bardella, Macron et Praud, Valls et Habib – tant d’autres qui s’y accrochent à ce mot pour le vider encore et encore de son sens – je n’en suis pas dupe. La blague, c’est que tout ça me fait vomir. Mais je suis juive et j’adore vomir en hurlant. Ainsi nous sommes — c’est la joie qui transpire dans nos larmes, et quand nous disons à nos amis, nos camarades, aidez-nous, écoutez-nous, ne nous laissez pas avec eux, et qu’on nous dit de nous taire, nous exultons.
Je ne le prononcerai plus, ce mot, car je sais qu’il me discrédite. Cela n’existe pas. Ce n’est pas vrai. Alors je vais le dire autrement.
Comment peux-tu, ami, écouter celles et ceux qui doutent des viols ? Ah oui, les Israéliens sont des vicieux, ils propagandisent en inscrivant des dédicaces sur leurs bombes, alors peut-être ont-il aussi propagandisé les viols, peut-être le sang était-il de la peinture sur les pantalons, peut-être les victimes mentent et l’ONU aussi ? Les Israéliens ont orchestré tout ça car ils sont monstrueux ! Ils ont fourni les vivres et la peinture ! Une grande fête rituelle à leur manière ! C’est connu, les juifs aiment s’amuser. C’est donc ça, l’humour juif !!!! Ah pardon, les juifs ne sont pas les Israéliens, surtout pas, dis-le et redis-le, les Israéliens et les Israéliennes, même les enfants, sont toutes et tous des monstres sanguinaires assoiffés de sang palestinien, et les juifs le seront s’ils osent dire le contraire.
J’en fais trop, c’est sûr. C’est ce que tu me reproches. Tu sais, on exagère, c’est notre tempérament de peuple élu, on ne veut pas céder ce privilège, ce graal de douleur impossible à partager. Je te l’ai dit, nous aimons souffrir. Inscrivons Shoah sur la prochaine marque de hamburger à la sauce crématoire, et on en gobera plein, on s’en mettra partout, et en plus on se fera du fric avec — d’ailleurs l’anagramme du CRIF c’est FRIC, comme l’écrivent certains sur les réseaux sociaux de tes héros du moment. On se roulera dedans, tout ce fric, avec le sang des peuples opprimés qui irriguera nos narines, car les colonisés, les oppressés, nous en sommes responsables, nous, juifs, Israéliens, sionistes – c’est tout comme. Comment peux-tu écouter sans broncher celles et ceux qui mettent en compétition les ignominies et les horreurs de ce monde comme un boucher met des trophées sur ses plus beaux morceaux de viande pour les présenter en concours ? Participer à cet ignoble festin, à ce fast-food infâme où la haine s’avale en litres ?
Aujourd’hui les Gazaouis crèvent sous les décombres et les bombes. Leur souffrance n’est relative à rien. Elle est une abomination pure. Une pure honte de l’Humanité et le mieux avec l’Humanité, c’est qu’elle est championne en abjection, israélienne ou non, et le scoop du scoop, c’est qu’elle adore ça depuis toujours. Laissez leur leur abjection, la leur, arrêtez de les comparer. Leur douleur incommensurable n’est comparable à rien d’autre qu’elle-même. L’enfant décapité de Rafah, n’est pas comparable à un autre bébé – qu’il soit décapité ou non, il a été tué et bien tué cet autre bébé — et lui est un bébé décapité, à Rafah. Ce sont deux monstruosités. Il n’y a rien d’autre à dire. La femme qui a perdu tous ses enfants a perdu tous ses enfants. L’enfant né d’une mère morte est un enfant né d’une mère morte. Et l’enfant mort d’une mère qui mourra de chagrin est l’enfant mort d’une mère qui mourra de chagrin. Et jamais on ne devra la comparer sous peine de honte absolue. Pour cela laissez aussi l’enfant mort dans les camps là où il est. Il est un enfant mort dans les camps.
La honte me submerge.
Elle me donne la nausée.
Mon ami ceux qui sourient quand on pleure, qui nous marchent dessus et parlent à notre place, qui en rajoutent et font la sourde oreille, qui crient au fantasme, à l’invention, à la victimisation, ceux qui taguent des croix gammées, qui violent, tuent, ceux qui arrachent les affiches, lèvent les yeux et relativisent, ceux qui disent qu’ils ont un ami juif qui, qui refusent d’écouter, qui préfèrent haïr plutôt que comprendre, qui pardonnent les excès, les dérapages, tous ceux-là, je leur dirai ce que je pense mais ils n’écouteront pas car, comme toi, ils en ont plein les oreilles.
Alors comment faire, mon ami ? As-tu une idée pour m’aider ?
Des pilules bleues pour les juifs et juives de France en souffrance ?
Anxiolytiques sans ordonnance pour débarrasser le pays de sa minorité paranoïaque ?
Je ne devrais pas m’en faire. On aime les juifs en France, c’est sûr. Il n’y a qu’à voir comment on parle de nous. On écrit, on fait des tribunes sur nous, on nous défend, et on dit qui nous sommes et ce qu’on doit penser — d’ailleurs je dis merci. Merci de parler à ma place, moi qui ne suis qu’une marionnette, un instrument de propagande pour les fascistes de tous bords. Mon cerveau fonctionne mais concernant les juifs, mystérieusement, s’arrête — merci de m’expliquer ce qui se passe en moi. D'œuvrer en qualité de psychiatre. Ça me rappelle furieusement un sacré réflexe colonial. Ça me rappelle furieusement un sacré réflexe sexiste.
Mais cela aussi je te l’ai déjà dit — et tu n’as pas voulu m’écouter.
C’est cela, la vérité. Nous ne pouvons plus nous entendre car tu ne veux pas m’écouter. Tu n’as pas fait mentir les adorateurs de mort. Ils ont eu raison de nous. Nos clins d’œils et nos longues soirées n’étaient rien. Ces soirées où tu m’écoutais sur la moindre chose.
Maintenant l'extrême droite arrive.
Elle qui prétend défendre les juifs et juives de France.
C'est là que tu m'abandonnes ?
Tu me laisses entre leurs mains ? - je suis sûre que leur compagnie est charmante, avec leurs slogans et leurs poings américains. Avec leur haine toute propre.
Là je trouverai sûrement de nouveaux amis qui me veulent du bien?
Pardonne.
Pardonne cette lettre écrite dans la colère - c'est ma rage qui parle, et ma tristesse.
Nous devons nous retrouver, ami, et faire front ensemble. Garder espoir nous n'avons pas le choix. S'il te plaît. Je t'en supplie. Écoute-moi.
Nous nous retrouverons- je le sais, j'en suis sûre, je dois y croire, il faut y croire sinon...
Je te fais confiance.
A bientôt, mon ami. Prends soin de toi. Reviens s'il te plaît. S'il te plaît écoute-moi.
Je pense si fort à toi.
Nous nous retrouverons.
Nous nous retrouverons.