Jusqu’à quand ?

Lisa Hazan

Lisa Hazan est franco-israélienne, ancienne soldate renvoyée de Tsahal et revenue en France pour ses études. Dans ce texte poignant, elle explore la psychologie collective qui sous-tend une expression proverbiale israélienne, ‘ad mataï, jusqu’à quand ? et ne se résigne pas. Si ce texte n’engage qu’elle, elle tient néanmoins à rappeler que dire la douleur d’une population ne veut pas dire nier celle de l’autre. 

Nous ne saurons cependant le publier aujourd’hui sans penser à toutes les mères palestiniennes endeuillées par une guerre qui fait des enfants gazaouis les premières victimes.

« Jusqu’à quand » c’était la question des mères juives, pendant les guerres, lorsque leurs enfants se faisaient tuer. « Jusqu’à quand ? » Jusqu’à quand la guerre, la mort, le deuil et la souffrance. Jusqu’à quand les jeunesses brisées, les enfants envoyés au front pour mourir ou pour tuer ? Jusqu’à quand la haine, jusqu’à quand la colère, jusqu’à quand la peur, l’insécurité et les vies abîmées ? 

« Jusqu’à quand » était un cri de désespoir, des mots de détresse ; c’était supplier la paix d’arriver. 

 

Nous, à l’armée, on reprenait la question avec légèreté. Avec insolence, en se plaignant, en râlant « jusqu’à quand va durer ma garde », « jusqu’à quand vais-je être soldate ? » On avait envie de danser, d’aller aux fêtes, à la mer, de profiter du soleil, de nos familles, de nos amis. Passer deux ans à servir le pays, c’était trop long, trop éprouvant, on se sentait prisonniers. Alors on se questionnait, « jusqu’à quand » ? On passait même cette musique provocante, le rap d’un jeune chanteur israélien, qui criait dans le refrain « jusqu’à quand » et on reprenait à tue-tête, « jusqu’à quand, jusqu’à quand ? »

Nos supérieurs eux, nous grondaient ; ils nous répétaient que « jusqu’à quand » était la question des mères endeuillées, qu’on devait faire preuve d’un peu de dignité, ne pas danser dessus, ne pas chanter dessus, ne pas se plaindre et surtout être exemplaires, être héroïques, oublier qu’on avait dix-huit ans et se rappeler qu’on portait sur nos épaules un pays entier, plus qu’un pays, le refuge du peuple juif. 

Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic

 

Parfois, « jusqu’à quand » était plus douloureux qu’il n’y paraissait.

Quand les militaires ne tenaient plus, quand ils étaient poussés à bout, quand ils posaient le canon de leur arme un peu trop proche de leur bouche, « jusqu’à quand » présageait le suicide, avertissait d’une mort qui approchait trop vite. 

Lorsque les soldates israéliennes étaient attouchées sexuellement, lorsqu’elles étaient prostituées de force par les officiers ou les grands généraux, « jusqu’à quand » sonnait comme un cri du désespoir, comme un appel à l’aide que personne n’entendait - le viol est secondaire quand on a un pays à protéger.

Quand les crises d’angoisse se répétaient, quand les soldats culpabilisaient de leur fragilité, quand leur moralité se heurtait à la structure de l’armée, « jusqu’à quand » était presque une prière à leurs parents : rappelez-nous que nous sommes des enfants. 

Quand le cerveau des soldats s’échappait, quand en entendant une moto, ils repartaient au front, quand ils confondaient les feux d’artifice avec les bombes, quand ils hurlaient « je n’ai pas peur » en tremblant de tous leurs membres, « jusqu’à quand » sonnait comme un « déjà trop tard », comme une âme déjà tuée…

 

« Jusqu’à quand » c’était surtout un cri commun, un cri qui nous liait aux palestiniens - que certains appelaient familièrement « cousins ». Un cri qui était celui des peuples, des impuissants, des civils à la merci de leurs dirigeants. Un cri qui provoquait des manifestations, contre le gouvernement israélien et contre le Hamas. Qui unissait femmes israéliennes et femmes palestiniennes ; qui les poussait à militer, à se battre pour la paix. Qui incitait des soldats comme Tal Mitnick à désobéir, à refuser de s’enrôler. À être enfermé en prison militaire pour des idées, pour aimer trop fort deux populations, pour leur espérer un avenir meilleur…

« Jusqu’à quand » sonnait comme « plus maintenant ». C’était un cri de défi, c’était affirmer aux haineux « ce ne sera pas notre monde ». C’était hurler la paix, même sans personne pour écouter. 

Et quand on est jeune – juif de surcroît – on se doit d’espérer. 

 

Quelques années après mon service militaire – fini plus tôt que prévu, après être rentrée en France pour faire des études de lettres – et découvrir par la même occasion l’antisémitisme poli des intellectuels, après avoir vécu le 7 octobre de loin et dans une immense solitude ; je suis rentrée pour deux semaines en Israël.

J’ai été à une fête à Tel Aviv ; il faut bien continuer à vivre. Le DJ a passé plusieurs chansons… Dont cette musique provocante, le rap d’un jeune chanteur israélien… 

Arrivé au refrain, le DJ a coupé le son et on a tous arrêté de danser. On a pensé à nos morts et aux cousins qui se faisaient tuer. La voix un peu tremblante, les yeux un peu humides, on a hurlé du fond de notre cœur, sans même savoir à qui on s’adressait - un peu à nous même, un peu à l’autre, surtout à l’humanité, et aussi à Dieu qui n’écoutait plus personne, aux puissants qui poussaient à la haine et endeuillaient les gens ; et on leur a demandé : 

 « Jusqu’à quand ? » 

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