Il sera une fois, un « socialisme juif »
Excursions dans la pensée de Simon Federbush et Isaac Breuer
Vincent Calabrese, traduit par Sophie Goldbum / Illustration : Sharon Alfassi
Au cours des dernières décennies, l'idée que le capitalisme — sous sa forme néolibérale — constituait l'horizon indépassable de l'organisation économique et sociale a été remise en question. Les crises économiques successives, la montée des inégalités et la résurgence de mouvements politiques dits « populistes », à gauche comme à droite, ont ravivé le débat sur les alternatives possibles à ce système. Dans ce contexte, le socialisme, longtemps perçu comme une idéologie du passé, refait surface dans les discussions publiques, y compris au sein des communautés juives.
Le rabbin Vincent Calabrese examine les visions du socialisme développées par deux figures du judaïsme orthodoxe, Simon Federbush et Isaac Breuer. Tous deux ont cherché, à leur manière, à inscrire la critique du capitalisme dans une perspective juive, en s’appuyant sur la Torah et la tradition rabbinique. À travers leurs réflexions, nous verrons comment le socialisme peut être le terreau d’une réponse juive aux injustices économiques, faisant écho à l'injonction divine : la justice tu poursuivras¹.
Le socialisme juif de notre temps.
Au cours des quinze années qui ont suivi la grande crise financière de 2008, de nombreux débats ont émergé sur la nécessité de réévaluer le consensus politique et économique qui considérait le capitalisme, en particulier sous sa forme néolibérale, comme ayant été définitivement entériné, et le socialisme comme relégué au cimetière des idéologies. Avec l’essor de partis et de figures politiques qualifiés de « populistes », aussi bien à gauche qu’à droite, ce débat s’est intensifié ces dernières années. Bien que l’ampleur de cette remise en question du consensus post-guerre froide ne doive pas être exagérée, il semble néanmoins que le consensus néolibéral soit plus fragile qu’il ne l’a été depuis des décennies. En Occident, le socialisme se trouve — pour la première fois depuis des générations — à nouveau au cœur du discours public.
Cette montée d’un mécontentement à l’égard du capitalisme et cet intérêt renouvelé pour le socialisme n’ont pas laissé le monde juif indifférent. Ce regain d’intérêt pour le socialisme s’est accompagné (et parfois heurté) à l’émergence de l’identité comme objet politique, où les questions raciales, de genre et de sexualité sont mises en avant à la fois comme des lieux d’oppression et comme des sources de conscientisation politique. Dans ce climat qui encourage la revendications des particularismes, de nombreux jeunes Juifs engagés à gauche cherchent un moyen d’articuler une forme spécifiquement juive de socialisme. Pour certains, cela passe par la redécouverte de traditions laïques comme celle du Bund. Pour d’autres, qui souhaitent intégrer la vision socialiste d’un monde juste à la tradition prophétique du judaïsme, il existe également des ressources historiques auxquelles ils peuvent se référer pour puiser dans un passé riche de ressources.
Bien que ces dernières décennies aient vu le monde juif religieux, aussi bien en diaspora qu’en Israël, se rapprocher de manière continue de la droite politique, il fut un temps où la critique du capitalisme et l’intérêt pour le socialisme, bien que jamais dominants, n’étaient pas rares dans les cercles juifs pratiquants. À l’époque des bouleversements de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale par exemple, la perception d’un effondrement de l’ordre établi a conduit plusieurs rabbins et théologiens à remettre en question le capitalisme et à proposer des interprétations du judaïsme dans lesquelles l’égalité économique et la solidarité étaient des éléments centraux de la vision divine pour Israël et pour le monde.
Dans cette perspective, nous nous proposons d’examiner deux tentatives de théorisation d’un socialisme juif religieux : celle de Simon Federbush et celle d’Isaac Breuer, afin de percevoir à la fois les promesses et les écueils de ce projet de formulation d’un socialisme juif.
Simon Federbush : La social-démocratie juive
Né en 1892 en Galicie, alors sous la domination des Habsbourg, Simon Federbush a connu une longue carrière de rabbin, militant sioniste et homme politique. Étudiant, il rejoint le mouvement sioniste-religieux Mizrahi et participe à la fondation de son mouvement ouvrier à tendance socialiste, HaPoel HaMizrahi. Il est élu membre du Parlement polonais de 1922 à 1928, puis occupe le poste de grand rabbin de Finlande de 1931 à 1940, avant d’immigrer aux États-Unis, où il vivra jusqu’à sa mort, tout en restant actif dans la politique sioniste et le mouvement Mizrahi. Sa principale contribution à la théorie politique juive se trouve dans son ouvrage de 1952, Mishpat HaMelukha be-Yisrael (Les lois de la royauté d’Israël), où il aborde des sujets tels que la démocratie et la théocratie, la source de la souveraineté, les relations entre Juifs et minorités non juives dans un État juif, l’éthique de la guerre, ainsi que les liens entre la Torah, le capitalisme et le socialisme.
Une critique socialiste du libéralisme
Federbush commence son analyse de l’économie politique par une critique socialiste classique de l’État libéral et des révolutions politiques des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Selon lui, la Révolution française, bien qu’ayant combattu pour l’égalité entre les classes, a laissé « pratiquement intact le problème économique » (The Jewish Concept of Labor, p. 1²) par manque de courage pour établir les bases d’un ordre social véritablement juste. Il dénonce l’illusion d’une égalité juridique qui ne fait que masquer les inégalités économiques profondes : un système politique qui garantit uniquement l’égalité devant la loi tout en protégeant un ordre économique fondé sur des inégalités héritées « rend l’égalité légale fictive et vaine » (p. 2). Dès lors, ce type d’égalité des droits peut facilement être « détourné au service des privilèges de classe » (p. 1).
La Torah et la justice sociale
Federbush affirme que la Torah est consciente de ces réalités et légifère en conséquence. « En plus de ses principes généraux reconnaissant l'égalité parmis les etre humains, la Torah a jugé impératif d’établir des lois spécifiques garantissant la justice sociale et la dignité des travailleurs », car « le judaïsme a compris que l’égalité juridique ne signifie pas nécessairement l’égalité économique » (p. 1). Pour illustrer cette idée, il cite le système de « tenure foncière » que la Torah établit pour les Israélites : afin de garantir à chacun des conditions de vie équitables, la Torah « a promulgué comme loi fondamentale que chaque résident devait avoir une part égale de la terre » (p. 4). Il mentionne également l’année sabbatique, qui annule périodiquement les dettes et empêche une accumulation excessive de richesses, assurant ainsi à tous la possibilité de « participer à la vie économique sur un pied d’égalité » (p. 5).
Derrière ces mécanismes économiques, Federbush identifie une théologie juive de la création : contrairement à la maîtrise suprême et éternelle de Dieu sur l’univers, la propriété humaine est nécessairement limitée et conditionnelle. L’accumulation illimitée de richesses est une violation de cette hiérarchie entre Dieu et les hommes.
Federbush interprète la Torah comme un système d’économie politique garantissant une égalité économique substantielle au sein de la communauté des Hébreux. Toutefois, il est conscient que le peuple juif, y compris ceux vivant en Terre d’Israël, n’évolue plus dans une société agricole structurée en parcelles tribales, et ne préconise pas un retour à ce mode de vie.
Que dit alors la Torah des systèmes politico-économiques modernes ? Federbush adopte ici une position nuancée. Il affirme qu'« il ne fait aucun doute que la Torah désapprouve un capitalisme avide et débridé », car « le judaïsme exige une législation restrictive afin de protéger l’individu contre le servage économique et la dépendance politique et sociale qu’engendre une société de libre entreprise fondée sur la propriété privée » (p. 7).
Cependant, tout en rejetant le capitalisme excessif, Federbush adopte une position résolument anticommuniste: « Il est tout aussi clair que la Torah s’oppose à un ordre social collectif reposant sur un système politique fondé sur la force et la coercition brutale, sur la domination illimitée d’un homme sur son prochain, sur l’asservissement de l’individu et la suppression des libertés personnelles… un système construit sur la liquidation des autres classes. » (p. 8).
Ainsi, il conclut que le collectivisme tyrannique et le capitalisme exploiteur sont également rejetés par la Torah.
Néanmoins, son positionnement n’est pas strictement neutre. Il insiste sur le fait que la Torah tolère à contrecœur la propriété privée, à condition qu’elle soit strictement encadrée pour éviter l’oppression sociale. En revanche, elle ne s’oppose pas à la création d’une société collectiviste « tant qu’elle est adoptée par consentement mutuel » (p. 8), Federbush considère donc les sociétés collectives comme moralement supérieures.
Pour illustrer cette idée, il cite le commentaire de Jacob Emden sur Pirkei Avot 5:10 (« Celui qui dit: “ce qui est à moi est mien et ce qui est à toi est tien.” C’est l’attitude de l’homme moyen. Certains disent que telle était l’attitude (des habitants) de Sodome. »). Emden note que dans l’Antiquité, certaines sectes pharisiennes vivaient dans un système de propriété collective, où chacun était soutenu par la communauté. Selon Federbush, cela reflète l’idéal de la Torah : elle n’interdit pas la propriété privée, mais elle soutient une société collective si celle-ci est librement choisie. De plus, les sages juifs les plus pieux considéraient cette forme de vie comme un chemin vers la perfection humaine (p. 15).
Une social-démocratie juive plutôt qu’une révolution
Bien qu’il soit clairement favorable à ce qu’il appelle le « collectivisme religieux » — une société collective dans laquelle « la transformation de la structure sociale » s’accomplit non pas « par une révolution sanglante, mais par un amour toujours croissant du prochain, la fraternité et la reconnaissance du Divin » — Federbush est tout aussi mal à l’aise avec la lutte des classes et la révolution, et conclut que les mécanismes particuliers de redistribution économique sont moins importants que les valeurs qu’ils contribuent à réaliser : « le système économique n’est pas un but en soi, et son évaluation négative ou positive dépend principalement de ses fondements spirituels, c’est-à-dire de son aptitude à conduire au progrès éthique de l’individu et de la société » (p. 8). En cela, sa pensée se rapproche du type de démocratie sociale qui était représenté au sein du Parti travailliste britannique par Anthony Crosland, qui soutenait que la propriété étatique des moyens de production était inutile et que l’égalité sociale pouvait être obtenue par des moyens fiscaux.
Bien qu’il écrive que la Torah « ne considère pas favorablement l’entreprise privée et ne la considère pas comme un but ultime » et que ses motivations sont en fait généralement viles, il affirme que tant que la méchanceté de ces motivations est pleinement prise en compte, une économie de marché peut être orientée vers des fins sociales : on nous enseigne, écrit Federbush, « que l’homme peut et doit utiliser son yetzer ha’ra³ pour le progrès social, en dirigeant ses émotions et ses passions égoïstes vers des voies socialement constructives ».
En cela, la pensée de Federbush est comparable à celle de G. A. Cohen, un philosophe du socialisme qui a écrit que « c’est le génie du marché que de (1) mobiliser des motivations de bas niveau pour (2) des fins souhaitables ; mais (3) produire également des effets indésirables, notamment d’importantes inégalités injustes » (G. A. Cohen, Why Not Socialism?, p. 78).
Cohen écrit que les socialistes « à l’ancienne » ont tendance à se concentrer uniquement sur le premier point (1), tandis que les socialistes de marché trop enthousiastes « négligent désormais de manière trompeuse (1) et (3) » (ibid, p. 78). Federbush et Cohen soutiennent tous deux qu’avec suffisamment de vigilance et une intervention réfléchie, « l’inégalité injuste » qu’ils considèrent comme le résultat inévitable d’une économie de marché peut être atténuée.
Un engagement dans l’État libéral, mais pas une théocratie
Avant de poursuivre, il est essentiel de souligner une caractéristique fondamentale de la théorie politique de Federbush (notamment dans le but de la contraster avec celle de Breuer) : sa relation à l’État libéral.
Bien qu’il critique le libéralisme politique pour son incapacité à assurer une égalité réelle, il rejette fermement la lutte des classes et la révolution.
Federbush insiste — en s’appuyant sur la tradition halakhique médiévale qui distingue, d’une part, le système civil et pénal décrit par la Torah et elaboré par la littérature rabbinique, et d’autre part la « loi du roi », qui fonctionne selon un ensemble de procédures entièrement distinctes — sur la séparation de la religion et de l’État, ainsi que sur les pleins-droits des groupes minoritaires nationaux et religieux (qu’il inclut dans la catégorie halakhique du ger toshav). Federbush rejette fermement l’idée d’une théocratie juive et d’une coercition religieuse par l’État : « Les mitsvot de la Torah sont aujourd’hui des lois morales pour lesquelles un tribunal ne peut pas imposer de sanction et il n’est donc pas permis de transférer au gouvernement une quelconque autorité pour contraindre la population avec des lois… basées sur les mitsvot de la Torah. » (David Polish, Give Us a King, p. 164) Tout en rejetant l’imbrication directe de la religion et de l’État, Federbush a tout de même à cœur à ce que le judaïsme pratiquant « influence le gouvernement pour qu’il soit imprégné de l’esprit… de la Torah et de la parole des prophètes et que sa législation politique soit basée sur les fondements justes de la Torah. » (ibid, p. 164). Pour Federbush, le socialisme juif est un mouvement spirituel et éthique qui est à même d’organiser des communautés idéales et influencer la législation sociale de l’État, mais qui doit laisser intact le caractère laïc et libéral de l’État.
L’ange supérieure - Sharon Alfassi - Gouache sur papier - 2022
Isaac Breuer
Né en 1883, Isaac Breuer, petit-fils du célèbre rabbin Samson Raphael Hirsch, a grandi dans la prestigieuse congrégation orthodoxe de Francfort, qui s'était dissociée du reste de la communauté juive en raison de sa trop grande tolérance envers la réforme... Fervent opposant au mouvement sioniste en raison de son caractère laïc (et à son aile religieuse pour sa collaboration avec ces gens de peu de foi), Breuer a pris un autre chemin, en participant à la création d’Agudath Israël. Il deviendra même le premier président de son mouvement ouvrier : Poalei Agudath Israël. Malgré son opposition au sionisme, Breuer s’intéressait vivement à la colonisation de la Palestine et à la construction d’une nouvelle société juive sur cette terre, ce qui l’a conduit à y immigrer en 1936. Durant la dernière décennie de sa vie, il sera en charge des relations du Poalei Agudath Israël avec le gouvernement mandataire et avec les autres mouvements ouvriers, aussi bien laïcs que religieux, et ce jusqu'à sa mort en 1946.
Malgré sa fierté d’appartenir à l’une des grandes familles de l’orthodoxie allemande, Breuer critiquait sévèrement les compromis que la communauté orthodoxe avait faits avec la société bourgeoise. Il écrivit plusieurs romans qui, au cœur de la crise culturelle ayant suivi la Première Guerre mondiale, expriment la désillusion de la jeunesse orthodoxe face à la superficialité de la spiritualité au sein de cette communauté qui lui préférait le confort matériel. Dans ses romans, des déclarations telles que « le plus grand et le plus dangereux ennemi de la personnalité humaine est le capitalisme » et « aucun contraste plus grand ne peut être imaginé que celui entre le judaïsme et le capitalisme » sont monnaie courante⁴. Breuer écrit également que les parties de la communauté de Francfort les plus proches de l’idéal hirschien n’avaient aucun intérêt pour l’argent ou le gain commercial ; « le milieu de la yeshiva », affirme-t-il, « était résolument anticapitaliste. » (Isaac Breuer, Mein Weg, p. 81). Dans la presse communautaire, il appelait les rabbins à « se faire les porte-parole du socialisme de la Torah. »⁵
Breuer entretenait une relation profondément ambivalente avec la théorie marxiste. Dans son autobiographie, Mein Weg, il écrivait : « Marx est devenu pour moi une sorte de Kant de l’économie », expliquant que « de la même manière que Kant m’a éclairé sur la relation entre l’humanité consciente et la nature objective, Marx m’a éclairé sur la relation entre la volonté humaine consciente et l’économie » (p. 82). Pourtant, Breuer reprochait à Marx, contrairement à Kant, de nier la liberté et de réduire la société humaine à l’économie. Dans Moriah, une œuvre de philosophie politique juive et de théorie de l’histoire, Breuer écrit ainsi qu’« il n’existe pas de contradiction plus grande que celle entre la doctrine de Marx et la doctrine du Dieu d’Israël » (p. 32). Même là, cependant, sa position reste ambivalente : il affirme que le problème, pour le judaïsme, ne réside pas dans « les revendications pratiques du marxisme », mais dans son réductionnisme matérialiste qui (selon lui) nie la transcendance, la relation entre l’humanité et Dieu, ainsi que la valeur indépendante et éternelle de la justice. S’il appréciait l’analyse marxiste du fonctionnement du capitalisme, il affirmait en même temps que « le marxisme est la vision du monde d’un Juif qui a été privé de la révélation divine et de ce fait, désespéré » (Mein Weg, p. 83).
L’œuvre halakhique majeure de Breuer, Nahaliel, est jalonnée d’interprétations de la législation sociale et économique de la Torah, empreintes de méfiance à l’égard de la propriété privée, du commerce et du pouvoir corrosif de l’argent. « Sache, écrit-il, que dans la société capitaliste, quatre-vingt-dix pour cent de la population ne possède rien d’autre que sa propre force et ses talents, tandis que les dix pour cent restants possèdent tout » (p. 389). Bien que, comme Federbush, il se méfie de la lutte des classes violente comme moyen de remédier à cette situation, il insiste sur le fait que ni la classe possédante ni la classe laborieuse ne doivent être dupes en pensant que « cette distribution des richesses est “normale’” ou que l’esprit de la Torah et des Sages s’en satisfait. » Au contraire, l’inégalité d’accès aux moyens de production et d’échange est sous le sceaux d’« un reproche ouvert et puisque tout Israël est responsable l’un de l’autre, ce reproche s’adresse à chaque membre de la société des fidèles » (p. 389). Comme Federbush, Breuer accorde une grande importance aux lois de l’année sabbatique et du Jubilé, qui redistribuent la terre et annulent les dettes : « Le shabbat de l’argent, aux côtés du shabbat de la terre. Le shabbat de la terre s’oppose à la souveraineté de l’État, et le shabbat de l’argent s’oppose à la souveraineté du capitalisme. Toute l’autorité toranique de l’annulation des dettes sabbatiques dépend de la redistribution foncière du Jubilé. [Dieu dit] : “La terre est à moi” ! Tout l’argent est à moi ! Et que dit le capitaliste ? Il dit : l’argent n’appartient pas à Dieu, l’argent ne m’appartient même pas, mais c’est moi qui appartiens à l’argent. » Comme Federbush, Breuer ne va pas jusqu’à dire que l’existence de la propriété privée est condamnée par la Torah. Il note que « la Torah reconnaît la propriété privée et la défend même, » insistant cependant sur le fait qu’elle « rejette catégoriquement la souveraineté du propriétaire », affirmant qu’à la lumière de la souveraineté divine, la propriété humaine reste toujours provisoire et conditionnelle. Là encore, à l’instar de Federbush, Breuer exalte la valeur du travail et dénigre le commerce comme centre de la vie économique.
Sans aucun doute, le contraste le plus marqué entre l’approche de Federbush et celle de Breuer réside dans le modèle politique qu’ils imaginent comme cadre du socialisme de la Torah. Comme beaucoup de ceux qui vivent en des temps de grandes calamités, Breuer s’est tourné vers des idées utopiques, voire messianiques, et sa pensée politique est fermement ancrée dans le discours de la rédemption. « Breuer, écrit Rivka Horwitz, prévoyait la venue imminente du Messie, de nos jours, et parlait de la renaissance du peuple d’Israël sur sa terre, où s’élèverait un État de la Torah, dans lequel le peuple de la Torah vivrait selon ses lois, dans la solidarité et l’égalité. Cette théocratie ne lui apparaissait pas comme un idéal lointain, et il espérait sa réalisation prochaine ». Ce désir de théocratie juive et son corollaire, un « pessimisme à l’égard de la vie politique en dehors de l’État de la Torah », transparaît dans de nombreuses annotations halakhiques de Nahaliel.
Breuer est profondément séduit par les lois interdisant l’usure, qu’il interprète comme transmettant un enseignement essentiel sur la « stérilité de l’argent », qui ne doit pas être autorisé à se reproduire artificiellement. Il sait cependant que ces lois, même dans la communauté observante, ne sont guère plus qu’une lettre morte, et il déplore : « Où est notre État, l’État de la Torah, qui seul peut organiser l’économie nationale selon les lois de la Torah, les lois de la stérilité de l’argent, de sorte qu’il ne soit pas nécessaire de transformer ces lois, qui sont la fierté et la gloire de la Torah, en un fardeau amer ? Que nous reste-t-il de cette fierté et de cette gloire ? Le shtar iska⁶ ! Malheur à nous d’avoir péché, de n’avoir ni État de la Torah ni économie de la Torah ! Que Dieu ait pitié de nous et nous fasse sortir une fois encore d’Égypte, pour nous donner la terre de Canaan et être notre Dieu. » (Nahaliel, pp. 368-369).
Breuer va jusqu’à qualifier le prozbul — l’instrument juridique élaboré par Hillel l’Ancien pour contourner l’annulation des dettes durant l’année sabbatique, afin de garantir que les pauvres continuent de recevoir des prêts — de « grande faiblesse », plutôt que de le percevoir tel qu’il est souvent présente, à savoir, comme l’illustration de la flexibilité et du réalisme rabbinique.
La méditation de Breuer sur la redistribution des terres lors de l’année du Jubilé est tout aussi révélatrice. S’il interprète cette loi comme une protestation divine contre les dynamiques inévitables d’accumulation et d’injustice qui émergent dans une économie fondée sur l’échange de la propriété privée (décrites en des termes quasi-marxistes), Breuer semble toutefois limiter les implications pratiques de cette critique théologique de l’économie de marché à l’ère messianique :
« Le cri retentit depuis le Temple, depuis la maison du renouveau éternel ! Le Sanhédrin donne le signal, et aussitôt se répand sur terre l'écho du shofar, de colline en vallée, de vallée en colline, d’un endroit à l’autre, de maison en maison, et alors – avec cette sonnerie du shofar, l’ancienne économie s’effondre comme les murailles de Jéricho, et l’appel révolutionnaire retentit : Liberté ! Les chaînes sont brisées, les prisonniers sont libérés, et chacun retourne chez lui, auprès des siens. » (Nahaliel, p. 482)
L’État théocratique de la Torah auquel aspire Breuer est un État où la démocratie libérale et les droits individuels n’ont pas leur place. Alan Mittleman écrit que, tout comme son héros philosophique Kant, « Breuer doit être vu comme un défenseur de la liberté positive plutôt que négative, » c'est-à-dire la liberté interne qui consiste en la capacité de prendre le contrôle de sa vie en accord avec ce qui est compris comme étant son essence. La simple liberté négative, ou « liberté d’interférence, permettant aux individus de poursuivre leurs propres objectifs indépendamment de la sagesse de leurs choix, est une idée rétrograde de son point de vue, » et « la vraie liberté ne peut être trouvée qu’à travers la transformation de l’individualité en un projet de sainteté collective. »
Breuer ne reconnaît aucune sphère de la vie échappant à la souveraineté de la Torah et remplace les droits par des devoirs religieux. Il va sans dire qu’un régime messianique gouverné par le Sanhédrin n’a pas de place pour la démocratie telle que nous la connaissons. Il est intéressant de noter que, dans son scepticisme, voire son rejet pur et simple de la valeur de la démocratie libérale et des droits individuels, Breuer se rapproche à nouveau d’une grande partie de la tradition marxiste.
Conclusion
De nombreux éléments rapprochent Breuer et Federbush en tant que penseurs orthodoxes tentant de théoriser un socialisme juif religieux : tous deux exaltent les vertus du travail et se méfient du commerce. Tous deux critiquent la répartition des richesses sous le capitalisme et sont sceptiques quant aux effets de l’économie de marché sur la personnalité humaine. Aucun des deux ne prône l’abolition totale de la propriété privée ni la collectivisation de la société, mais tous deux insistent sur la subordination de celle-ci au bien commun. Tous deux rejettent la lutte des classes violente et la révolution sanglante. Ce qui les distingue le plus clairement est l’horizon politique dans lequel ils imaginent l’émergence d’un socialisme juif.
Federbush est attaché à l’État libéral et pluraliste et rejette avec force l’idée d’une théocratie juive contemporaine ; pour lui, le rétablissement du Sanhédrin et la régulation directe de la société selon la loi de la Torah ne sont pas des perspectives envisageables. Bien qu’il soit profondément touché par la vision d’un « collectivisme religieux », il apparaît dans ses écrits que cette vision est avant tout une voie de vie volontaire pour les pieux, ou, au mieux, une possibilité lointaine après une longue période de transformation sociale progressive. Breuer, quant à lui, est désillusionné par la démocratie libérale et n’est satisfait de rien de moins qu’une réorientation radicale de la société : un État de la Torah où la halakha économique et sociale serait une réalité vivante, plutôt qu’une simple source d’influence morale comme elle l’est pour Federbush.
À travers ces deux penseurs, ceux qui aspirent à un socialisme juif religieux peuvent apercevoir certains des principaux obstacles qui se dressent sur leur chemin. Comme je l’ai suggéré plus tôt, l’approche prudente et pragmatique de Federbush présente de fortes affinités avec la social-démocratie qui a prospéré dans l’Europe d’après-guerre, mais qui, avec le temps, a semblé perdre tout intérêt pour la transformation de la société selon des valeurs socialistes, au profit d’une simple gestion plus efficace du capitalisme. En insistant sur la séparation de la religion et de l’État et sur la restriction de la religion à la sphère privée, il court le risque de marginaliser la vision socialiste religieuse, qui est pourtant dirigée vers l’ensemble de la société. Cette vision risque alors de devenir, au mieux, un ethos pour des communautés volontaires (comme les kibbutzim) et, au pire, une simple rhétorique.
De son côté, la politique messianique de Breuer offre une promesse séduisante : celle d’une réalité politique et économique juive, sans compromis ni excuses, une vision d’intégration qui dépasse les divisions qui tiraillent le croyant moderne. Cela dit, les dangers de cette vision totalisante de l’État de la Torah sont évidents. Nous vivons à une époque où la remise en cause de la démocratie libérale et l’obsolescence des droits libéraux sont plus proches de la réalité qu’elles ne l’ont été depuis longtemps, et il n’y a rien d’attrayant dans cette évolution. Quelle que soit la vision d’une société transformée que propose le mouvement socialiste, elle doit être une vision dans laquelle les droits individuels sont non seulement préservés, mais encore élargis et rendus réels et effectifs d’une manière que, comme le souligne Federbush, la réalité formelle de l’État libéral actuel ne permet pas.
Ceux et celles à qui de l’avenir du socialisme juif religieux tient à cœur doivent se garder de deux écueils : d’un côté, le totalitarisme messianique, de l’autre, l’accommodement avec notre réalité brisée. La pensée politique de Federbush — bien qu’elle présente, comme nous l’avons vu, certaines tendances pouvant mener à l’approche erronée adoptée par la social-démocratie occidentale à la fin du XXᵉ siècle — a beaucoup à offrir à ceux d’entre nous qui se sentent appelés à la fois par la vision prophétique de la Torah et par l’exigence socialiste de justice. Certes, les défis posés à une politique socialiste juive sont considérables, mais un groupe dédié de penseurs et d’activistes peut exercer un pouvoir transformateur sur la société bien au-delà de son poids numérique. Les exemples de la Fondation Tikvah et du Forum Kohelet⁷ en sont la preuve, à notre grand regret.
Notre aventure, évidemment, ne sera pas financée par des milliardaires comme ces groupes peuvent l'être. Notre force doit venir d’en bas, et nous devons chercher des alliés le long du chemin,entre les organisations socialistes générales et les groupes religieux progressistes, les opportunités ne manquent pas pour contribuer à la construction d’un monde meilleur.
R. Vincent Calabrese est un rabbin, chercheur et enseignant. Ses recherches académiques portent principalement sur la théologie juive du XXᵉ siècle. Il étudie également les traditions socialistes juives.
Il est titulaire d'un doctorat du Département d'études religieuses de l'Université de Toronto, où sa thèse portait sur la théologie de Michael Wyschogrod, ainsi que d'une ordination rabbinique du Kollel avancé de l'Institut Hadar. Il travaille en tant qu'enseignant en études juives.
Deutéronome 16:20
Les citations qui suivent de Federbush sont également extraites de The Jewish Concept of Labor, sauf mention contraire.
Son mauvais penchant, ici compris comme élan vital.
Isaac Breuer, Ein Kampf um Gott, p. 22 et p. 19.
Matthias Morgenstern, From Frankfurt to Jerusalem: Isaac Breuer and the History of the Secession Dispute in Modern Jewish Orthodoxy, p. 305.
Le shtar iska est un mécanisme juridique juif permettant de contourner l’interdiction de l’usure (ribit) dans la loi juive (halakha), qui interdit aux Juifs de prêter de l’argent à intérêt.
La Fondation Tikvah est une organisation conservatrice américaine qui finance des programmes destinés à promouvoir une vision nationaliste, religieuse et économiquement libérale du judaïsme et de la société. Le Forum Kohelet, quant à lui, est un think tank israélien influent, fondé en 2012, qui milite pour un État d’Israël nationaliste et économiquement libéral. Il a joué un rôle clé dans la promotion de réformes juridiques controversées visant à limiter le pouvoir du système judiciaire israélien.