Dorshei Tzedek : la Justice n’est pas au Ciel

Benyamin Singer, traduit de l’hébreu par Sophie Goldblum / Illustration : Sharon Alfassi

Pour ce nouveau numéro de Daï consacré aux contributions juives à la pensée de gauche, nous offrons à nos lecteurs et lectrices un aperçu de la réflexion de l’articulation entre gauche et judéité depuis des contextes nationaux et culturels différents. Pour les contributeur·ices  de Dorshei Tzedek, c’est depuis Israël, où catégories théologiques juives sont largement mobilisées dans la scène publique, et largement instrumentalisés dans l'arène politique. Dans son éditorial, Benyamin Singer présente succinctement l’ethos qui anime cette nouvelle publication, à laquelle Daï souhaite une longue et fructueuse contribution au renouveau de la pensée juive de gauche. 

L’article du rav Vincent Calabrese sur le socialisme juif, originalement publié en hébreu sur Doreshi Tzedek, est également a retrouver en français dans Daï.

Le Soleil, Sharon Alfassi - Mine de plomb sur papier - 2022

Les deux années qui viennent de s'écouler, marquées par une profonde fracture sociale et une guerre sanglante, ont mis en évidence la nécessité impérieuse de repenser le rôle de l'État vis-à-vis de la société civile, et la relation que la tradition juive entretient avec celle-ci.

La guerre a révélé un phonème que l’on sentait poindre sous la surface dès avant son déclenchement : la solidarité collective est essentielle, mais doit s’accompagner de mécanismes étatiques solides, dont l'absence se fait sentir avec une douloureuse acuité depuis le 7 octobre. 

C'est dans cette perspective que nous avons souhaité consacrer ce numéro au thème « Judaïsme et welfare ».

Dans le traité du Talmud Baba Batra, au cœur d’un texte qui réfléchit aux relations interpersonnelles au sein de la cité — l’espace concret dans lequel vivaient les sages —, se trouve une discussion longue et détaillée sur la question de la charité. Plus précisément, sur la mise en place d’un mécanisme fiscal chargé de collecter des fonds auprès des membres de la communauté afin de les redistribuer : le tamchoui (תמחוי) ou caisse commune. Au détour de la tentative de déterminer quel est le montant de charité requis, apparaît une interprétation surprenante.

Rav Assi a dit : « Qu’un homme ne s'abstienne jamais de donner un tiers de shekel par an, comme il est dit : “Nous avons établi pour nous cette obligation de donner un tiers de shekel par an pour le service de la Maison de notre Dieu”. » (Baba Batra 9a)

Dans cette interprétation, Rav Assi semble réunir deux éléments que nous tenons habituellement comme distincts : le contexte religieux et rituel, dont le temple est le paroxysme, et de l’autre côté, l'engagement social. En ce sens, cette exégèse abolit la distinction traditionnelle entre les commandements interpersonnels (entre l’homme et son prochain) et les commandements transcendants (envers Dieu).

La manière d'établir un espace sacré, un lieu qui permet à la présence divine de résider au sein de la cité, passe par la redistribution des ressources. 

Ces deux entités — le don pour le Temple et le don pour la charité — relèvent de l’espace public. Ainsi ce sont les institutions, qui relèvent de ce que l’on pourrait qualifier de « welfare », qui ont pour fonction de changer un collectif, simple regroupement d’individus, en une « nation de prêtres », pour reprendre les mots du verset.

Et c’est bien cela que nous affirmons au sein de l’organisation juive et sociale Maagal Tzedek : le lien indissociable entre l’identité juive, la réparation des réalités sociales et la lutte contre l’injustice. C’est dans cette perspective que nous avons choisi, il y a de cela un peu plus d’un an – dans un climat bien différent de celui d’aujourd’hui – de créer la revue Dorshei Tzedek.

Avec Dorshei Tzedek, nous cherchons à explorer l’entrelacement complexe entre la Torah et les questions sociales qui nous saisissent jour après jour. Cette tentative de juxtaposer les questions sociales et politiques avec la tradition juive, ne consiste pas qu'à montrer que les textes juives peuvent être comme les idéaux de justice et de paix auxquelles nous croyons, nous tentons de faire un pas de plus en suggérant que la tradition peut nous porter plus loin que ces idéaux et nous ouvre de nouvelles pistes de penser, inconnues ou méconnues par les traditions occidentales. 

Nous le faisons avec l’espoir et la conviction que la tradition juive appelle à la justice et peut contribuer à apporter un éclairage et peut-être des pistes de réponses aux enjeux sociaux de notre époque, comme nous y enjoint cette citation talmudique «grande est l'étude, car elle mène à l’action » (Kiddushin 40b).

L’année écoulée, durant laquelle le discours public et les déclarations des responsables politiques se sont présentés comme les plus « juifs » qui soient, a mis en évidence l’urgence d’un discours juif autre : capable de penser la tradition juive avec profondeur et authenticité, et convaincu que la quête de sainteté ne peut être dissociée de la quête de justice et de moralité.

Nous faisons nôtres les mots de la prière que nous récitons chaque soir, hashkivenu (הַשְׁכִּיבֵנוּ), nous nous adressons à  « Celui qui étend une Soucca de paix sur nous, sur tout son peuple Israël et sur Jérusalem », dans l’espoir d’un retour rapide des otages à leur foyer.

Binyamin Singer, Rédacteur en chef de Dorshei Tzedek

Veille de Roch Hodech Eloul, Paris | Jérusalem


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