« Sororité ? »
Entretien avec Léa Taieb et Julia Lasry
Texte et illustration : Mathilde Roussillat Sicsic
Léa Taieb, journaliste et récemment nommée rédactrice en chef adjointe pour Tenoua, prépare un nouveau podcast intitulé « Sororité ? » sur des sujets qui résonnent avec ce numéro de Daï. Nous avons convenu d’un entretien pour échanger avec elle et Julia Lasry qui l’accompagne en tant que conseillère éditoriale sur ce projet produit par Tenoua.
Au moment de notre conversation, elles n’ont pas encore réalisé toutes les interviews du podcast.
De quoi parle ce podcast ?
Léa Taieb : Quand on fait partie d’une famille féministe militante que l’on a choisie, avec des sœurs de lutte, et que certaines n’ont pas reconnu les violences sexuelles qu’ont subies les femmes israéliennes le 7 octobre, comment réagir ? Peut-on se créer une nouvelle famille, quand cette première nous a lâchée ? Comment continuer la lutte féministe dans ce contexte post 7 octobre ? C’est le point de départ de ce projet.
Julia Lasry : Le 7 octobre a eu des répercussions violentes et fait s’effondrer des croyances. Avec Léa, nous en avons beaucoup parlé : en tant que Françaises, en tant que féministes, en tant que juives. Nous avons eu envie de nous sentir moins seules, d'entendre des personnes qui ressentaient la même chose que nous, de réfléchir en s'écoutant et en parlant avec d'autres. Je crois que ce podcast est aussi un cercle de parole, tout simplement : un lieu où on peut faire résonner nos peines et surtout se poser la question de l'espoir, dans cet après 7 octobre, qui dure jusqu’à aujourd’hui. C’est un grand sujet avec Léa et avec toutes les femmes que nous avons rencontrées.
Nous avons aussi rencontré plus de refus que ce à quoi nous nous attendions en proposant aux personnes de participer au podcast. Pour diverses raisons : l'autocensure, la crainte de s’exprimer par peur du backlash, ou de ne rien apporter au débat. Il y a aussi le fait de faire un podcast avec des femmes : on rencontre plus l'autocensure par crainte de ne pas être légitime. Mais malgré tout, on ne s'attendait pas à avoir autant de difficultés à faire parler des femmes qui, en off, nous disent ressentir la même chose que nous.
Léa Taieb : Oui, on sent beaucoup de précautions : par exemple pour une interview, une invitée était beaucoup plus loquace et révélait beaucoup plus de son état d'esprit en off que durant l’enregistrement. J’insiste pour que chacune ait le final cut sur son épisode, parce que justement il s'agit de leur parole et de leur réputation. Et comme l'a dit Julia, beaucoup craignent des représailles liées à la publication d'un tel podcast. Certaines observations ressortent finalement beaucoup plus dans des conversations hors enregistrement, avec des invitées que nous ne recevrons finalement pas. Des invitées idéales, mais qui ne viendront pas, qui refusent ou se ravisent, ce que l’on comprend très bien. Beaucoup de témoignages soutiennent que dans l’essentiel des milieux militants queer et féministes, les personnes juives ont été effacées, ostracisées. Et malgré le fait d'avoir été écartées de ces milieux, la peur les dissuade de s’exprimer. Certaines ont choisi de se couper pour échapper à leurs harceleurs. La ligne éditoriale de Tenoua est loin d’être racoleuse et nous cherchons à raconter des expériences, davantage qu’à dénoncer un milieu militant, même s’il est loin d'être irréprochable.
Qui sont les personnes qui participent aux entretiens ?
Léa Taieb : Nous souhaitions interroger des personnes qui font partie de milieux militants et qui se sont, à un moment donné, « revendiquées » juives. Elles se sont toujours senties juives, mais il y a eu un déclic qui a pu modifier la façon dont elles avaient envie de s’exprimer publiquement sur le sujet. C’est ce qui nous intéresse. Jusqu’ici, nous avons réalisé des entretiens avec Myriam Levain, Karen Noblinski et Eva Vocz.
Julia Lasry : Nous allons aussi faire un épisode avec Delphine Horvilleur pour échanger avec différentes générations de féministes. Il y a d’autres personnes avec qui ce n’est pas encore sûr. Aujourd’hui nous avons eu un désistement, la personne a changé d’avis…
Léa Taieb : J’ai l'impression que le fait d'être associée à un podcast juif qui n'est pas là pour dénoncer, mais pour raconter une réalité, et une réalité qui n'est pas glorieuse, ça génère de la peur. Comme le dit Julia, on préfère s’autocensurer par crainte d'être cataloguée. Nous ne sommes pas sur le terrain du religieux mais sur des questions sociétales et donc politiques.
Julia Lasry : Sur le terrain de l'identité, en fait.
C’est intéressant car nous avons pu nous confronter au même type de refus pour ce numéro de Daï. Nous avons surtout sollicité des femmes, donc je pense qu’il y a une double problématique : celle que nous venons d’évoquer et celle du sentiment d’illégitimité à s’exprimer sur un sujet que l’on ne maîtriserait jamais suffisamment.
Julia Lasry : Encore aujourd’hui, j’ai proposé à deux femmes de participer à un projet, une psychanalyste et une auteure qui ont toutes deux répondu qu’elles n’étaient pas sûres d’être les bonnes personnes. Quel que soit l’âge, on retrouve ce même sentiment d’imposture. Les hommes semblent beaucoup moins douter d’eux-mêmes.
Léa Taieb : Je trouve tout de même que sur cette question, peu importe le genre, il y a un côté pyromane à s'exprimer. On le voit fréquemment en suivant des personnes qui n’hésitent pas à prendre la parole, s’engouffrent dans les débats sans tiédeur et qui sont sans cesse harcelées. Il y a évidemment un sentiment d'imposture que l’on retrouve plus souvent chez les femmes sur n'importe quel sujet, mais personne n'ose aller sur ce sujet. Même pas Gad Elmaleh.
Que cherchez-vous en réalisant ce podcast, et l’avez-vous trouvé ?
Léa Taieb : On cherche à réunir des témoignages et une pluralité de voix. Certaines avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. D’autres avec lesquelles nous ne nous identifions pas forcément car nous n’avons pas cette expérience militante, cette « famille choisie ».
Nous cherchons surtout une forme d’espoir. Nous concluons chaque épisode par cette question : comment continuer d’y croire et de lutter en féministes ? Nous pensons aussi qu’en étant écoutées par d’autres, ces conversations pourront permettre de changer des perceptions et des regards.
Julia Lasry : L'objectif n’est pas de régler des comptes, mais de faire de ce podcast, une collection de témoignages, sensibles. Nous ne cherchons pas à juger la situation mais à écouter et partager des ressentis.
C'est peut être un peu cliché de le dire comme ça, mais on essaye aussi de questionner la convergence des luttes qui s'est perdue en route. Nous le percevons nettement depuis le 7 octobre. Cela nous a rendues tristes mais aussi curieuses de comprendre pourquoi et comment cela est arrivé.
Léa Taieb : Oui, un peu comme le podcast de Juliette Livartowski sur l’après 7-octobre. Ces paroles sont bienvenues et font se sentir moins seul·es. Surtout que c'est un podcast qui s’intéresse essentiellement aux juifs de gauche, qui fréquentent donc parfois des milieux militants.
Julia Lasry : On cherche des témoignages pour faire résonner notre peine et je pense qu'on en a trouvé. Et on a trouvé des femmes qui nous ont redonné un peu d'espoir. Mais par ailleurs, j'ai été extrêmement surprise de la violence que nous avons découverte. Nous avions bien vu des féministes comme Judith Butler ou Mona Chollet abandonner l’habituel « je te crois » dans le cas des Israéliennes. Ce qui a déjà été un choc, car ce sont des personnalités qui ont participé à façonner nos constructions intellectuelles personnelles à de nombreux égards, sur lesquelles on s’appuyait et que l’on pensait lire sans crainte. Mais pour autant, je ne m’attendais pas au niveau de violence de certains des témoignages que nous avons reçus. Je pense par exemple à celui d’Éva Vocz, là ce n’est plus une simple intuition de malaise. C’est de l’antisémitisme.
Léa Taieb : Oui, tout comme d’autres exemples de harcèlement dans des milieux queer LGBTQIA+.
Ce sont des personnes avec qui vous échangez mais qui ne souhaitent pas témoigner ?
Léa Taieb : Oui. Certaines situations qui nous ont été rapportées sont absolument indignes. J'ai par exemple interviewé des artistes qui font partie d'un groupe WhatsApp. L’un·e est trans, travaille dans des milieux queer et n’ose même pas se présenter au vernissage de son exposition par peur des confrontations. Ces témoignages se répètent et se ressemblent chez les juif·ves militant·es de gauche, féministes ou évoluant dans des milieux LGBTQIA+. On se demande comment continuer à coexister.
En dehors de cette violence, avez-vous trouvé dans la réalisation du podcast, des choses que vous ne cherchiez pas ?
Julia Lasry : Je précise que j’accompagne Léa en tant que conseillère éditoriale du podcast mais je n’ai pas écrit le projet à proprement parler. Elle souhaitait confronter son regard à celui de quelqu’un d’autre, afin que ce ne soit pas trop subjectif. Ou au contraire que ça le soit doublement !
Léa Taieb : Il y a évidemment de la surprise. Ces femmes qui témoignent semblent avoir des ressources infinies, le désespoir ne les habite pas. Même après la déflagration, la sidération, les pleurs, les attaques, elles continuent.
Une chose intéressante à noter est que la plupart ont opté pour une déconnexion des réseaux sociaux. Comme si quitter les réseaux était une façon de continuer à militer, en étant plus en prise avec le réel.
Je suis assez émerveillée par cette capacité à rebondir, à continuer.
Julia Lasry : Par exemple, Myriam Levain explique dans son témoignage qu’à l’échelle de l’Histoire du judaïsme et de l’antisémitisme, ce que nous vivons aujourd’hui est à relativiser. « On n’est pas si mal ».
(Rires)
Léa Taieb : Oui, tout va bien !
Beaucoup se sont aussi réfugiées dans des cercles militants qui leur ressemblent plus aujourd’hui. Pour Éva Vocz, il peut notamment s’agir du collectif Golem. Pour Myriam Levain, c'est Womensch, un collectif de femmes créé à l'initiative du CRIF. Karen Noblinski est quant à elle très investie dans sa mission d'avocate pour faire progresser les droits des femmes en France. Elles ont toutes trouvé un endroit où continuer à s’exprimer, pour ne pas se censurer. C’est finalement ce à quoi on assiste depuis le 7 octobre : des collectifs qui ont émergé pour tenter d’accueillir une parole, une solitude. Ça crée de l’espoir.
J’imagine que faire ce podcast plus d’un an après apporte aussi une dimension rétrospective à ces témoignages. Il semble y avoir une notion de temporalité présente dans ce que vous questionnez ?
Léa Taieb : On sent que les histoires familiales sont très présentes dans ces témoignages. La résurgence de la généalogie de chacune depuis le 7 octobre se tisse avec la question de l’errance juive.
C'est une façon de se dire : « on n'y échappera pas ». Nous allons aussi vivre ces vagues d’antisémitisme, mais, comme les générations passées, nous allons nous adapter.
Cette idée est prégnante dans les différents échanges et toutes les femmes avec qui nous parlons montrent une capacité d’adaptation assez admirable. Le cercle militant dans lequel elles ont construit une partie de leur identité ne les considère plus comme avant, et, malgré cela, elles continuent, trouvent de nouveaux espaces ou les bâtissent depuis un an.
Il y aurait une agilité dans ce comportement, une capacité à se déplacer vite ?
Léa Taieb : Oui, et c'est beaucoup trop juif pour ne pas être remarqué !
Julia Lasry : À ce sujet, nous interrogeons uniquement des personnes juives actuellement mais ce serait intéressant d’imaginer une deuxième saison où l’on cherche des témoignages de femmes qui puissent vivre cette sororité sans vivre l'antisémitisme dans leur chair.
Les questions du temps et de l’écoute sont centrales pour cela. La souffrance vient du fait de se sentir incompris·e, pas écouté·e. Nous avons ici un matériau qui est sincère et plutôt pacifiste dans la majorité des interviews. Donc si certains, certaines ont envie de faire changer les choses, passer par l'écoute de ces épisodes peut être une manière de faire la paix ici.
Léa Taieb : Pour que le podcast puisse être partagé largement, il ne traite pas de questions religieuses, mais de l'expérience, du sensible. Finalement, c'est simplement une personne qui vous raconte quelque chose qui lui est arrivé cette année. C'est la raison pour laquelle le sujet est plus universel qu’un simple podcast sur des féministes juives.
Mathilde Roussillat Sicsic est designer graphique et illustratrice pour l’édition, l’identité visuelle de marques et le textile. Elle travaille également dans la décoration pour le cinéma, avec une approche teintée par sa formation en design textile/couleur/matière.
Elle a réalisé l’identité visuelle de la revue Daï ainsi que des illustrations et fait partie du comité éditorial.