Let’s dibbouk
Le dibbouk, fantôme d’un monde perdu
Mathilde Roussillat Sicsic
Le musée d’art et d’histoire du judaïsme (mahJ) présente une exposition intitulée “Le dibbouk, fantôme d’un monde disparu”. Cette âme errante prendrait possession d’un vivant, selon une croyance du yiddishland. Pour la rubrique culturelle de Daï qu’elle inaugure, Mathilde Roussillat Sicsic fait le compte-rendu d’une exposition qui résonne avec le sort des femmes et ses représentations.
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Le 26 septembre s’ouvrait à Paris, la nouvelle exposition du mahJ consacrée à la figure du dibbouk, ce fantôme d’un monde disparu.
Grâce au commissariat d’exposition de Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld, avec la collaboration de Dorota Sniezek, on se plonge dans la culture populaire juive d’Europe de l’Est à la fin du XIXe siècle, où un dibbouk désigne une âme errante qui prend possession d’une personne vivante, pense et s’exprime à travers elle.
En hébreu, dibbouk signifie « lié, attaché » ou encore « collé ».
Sorte de Roméo et Juliette du Yiddishland, le dibbouk doit sa notoriété à l’écrivain et ethnographe russe Shloyme Zanvl qui écrit en 1914 la pièce de théâtre Entre deux mondes. Le Dibbouk. L’histoire de Léa, une jeune femme possédée par l’esprit d’Hanan, son amoureux mort mystérieusement et qui revient « l’habiter ».
Au cours de l’exposition, on découvre un fonds d’archives iconographiques d’une richesse incroyable malgré la disparition d’une part importante des documents au cours de la Seconde Guerre mondiale. Sont également présentées, des œuvres contemporaines héritières de cette tradition.
On peut voir de nombreuses « amulettes ». Non pas des talismans sous forme de bijoux comme l’on pourrait s’y attendre, mais des parchemins rédigés et dessinés, issus de la culture kabbalistique dans lesquels la lettre se fait dessin. Ces amulettes de papier et d’encre, atteignant parfois plusieurs mètres de long, ne sont pas toujours rangées où on les attend : certaines portent les marques de plis les réduisant à la taille de petits mouchoirs à glisser dans le corsage et contre la peau des jeunes filles pour les protéger des esprits errants.
Ces trésors de typographisme sont disséminés tout au long du parcours, nous plongeant dans l’univers graphico-mystique de la kabbale. On aimerait davantage d’explications sur tous ces signes et symboles, les « sephiroth » qui apparaissent sur les parchemins ou les lithographies contemporaines de Leonora Carrington. Ces arbres de vie désignent une puissance créatrice censée émaner d'une énergie universelle. Leur connaissance doit concourir à rendre la vie humaine, spirituelle et matérielle, moins chaotique, plus harmonieuse.
Dans les extraits de films et archives présentés, on découvre le personnage de Léa s’exprimant avec une voix grave que l’on comprend être celle de son fiancé défunt Hanan.
Est également exposée une série de portraits photographiques en noir et blanc de chaque comédien·ne de la troupe Habima intérprêtant la pièce en 1918 et de leur maquillage. Celui-ci évoque l’expressionnisme allemand, flirte avec la Commedia dell’arte. Le dibbouk est peut-être aussi une pièce aux accents queerocarnavalesques questionnant les identités multiples, facettées, moirées, les représentations liées au genre et leurs perceptions sociétales, qui parfois enferment et tuent.
Les renversements identitaires par le costume sont d’ailleurs très anciens et présents à Pourim comme dans les carnavals de toutes les cultures. Le costume est présent aussi dans l’exposition, au travers d’archives anciennes ou d’interprétations contemporaines comme celles de Sigalit Landau, artiste israélienne ayant immergé dans la mer morte une robe de mariée, photographiée à différentes étapes de sa cristallisation subaquatique.
Cette question de l’entre-deux – monde, corps, genre, identité, choisissez – habite l’exposition. En voyant tous les attributs développés et les séances d’exorcisme présentées en vue de prémunir les jeunes femmes des âmes errantes, on peut s’interroger : protège-t-on les femmes des hommes, ou de devenir des hommes ? Et que craint-on tant de cette transfiguration ?
Lorsque la pièce est jouée au Théâtre du Montparnasse en 1930, Antonin Artaud note « Dans une scène extraordinaire, [Léa] parle avec la voix même de l’homme qui réclame ce qui lui a été destiné, c’est-à-dire la femme, c’est-à-dire elle-même […]. La voix avec laquelle cet être revendiquait son bien est l’une des choses les plus terribles que j’ai entendues. »
C’est ainsi qu’à son mariage, le fiancé défunt s’oppose à l’union de sa promise en s’exprimant à travers elle, et Léa, dans un hurlement d’outre-tombe, refuse son propre mariage.
Il s’agit ici d’explorer les frontières entre des mondes imbriqués, vie et mort, mystique et religion, réel et fantastique, mais aussi celles du genre, fluides et glissantes.
Bien sûr, cette légende, fable ou conte, fait appel à des codes et des schémas narratifs que l’on retrouve par-delà le Yiddishland, dans Roméo et Juliette ou Tristan et Iseut, l’amour impossible de deux jeunes êtres amoureux. L’histoire raconte aussi l’emprise sous toutes ses formes : celle d’une jeune fille qui n’a pas voix au chapitre pour choisir son mari et celle de ce jeune homme qui n’aurait pas dû mourir et qui prend possession du corps et de l’esprit de sa bien-aimée, ainsi empêchée de penser et s’exprimer librement. On pense alors à l’hystérie féminine, théorie psychanalytique sexiste dont le succès est contemporain de la pièce. Ou tout simplement à l’emprise patriarcale de l’homme sur la femme, du mari sur l’épouse, du père sur la fille…
L’exorcisation de la jeune femme est d’ailleurs si violente qu’elle en meurt. Le risque est connu et il est encouru sciemment par une communauté masculine qui préfère sacrifier l’individu pour sauver le groupe.
L’émancipation coûte ici la vie à Léa car l'histoire se finit, comme souvent, de façon tragique, alors on hésite, est-ce une libération ou un emprisonnement ?
Quelques jours plus tard, mes pas me mènent voir la pièce Jérusalem, écrite par Ismaël Saidi et jouée par lui-même et Inès Weill-Rochant au 360 dans le 18e arrondissement.
Les personnages, Delphine et Shahid, sont deux sur scène, mais rapidement, ils sont quatre. Suite à un incident stellaire, ils sont rejoints par leur grands-parents qui convoquent leur histoire, leurs souffrances et leurs espoirs et semblent permettre de dépasser les conflits du présent. Si la pièce aux allures de conte ou de fable peut sembler un peu naïve parfois dans son approche historique des sujets, on ne peut que saluer le jeu des comédiens possédés, sautant les générations d’une phrase à l’autre et incarnant avec malice leurs ancêtres. Leurs voix se teintent d’accents et de mots yiddishs ou arabes.
Écrite avant le 7 octobre, la pièce a été jouée récemment pour des publics scolaires et l’occasion d’un temps d’échange et de débat à l’issue des représentations, nous raconte Ismaël Saidi après la pièce. Inès Weill-Rochant (ou Fiona Levy en alternance) et lui se sont prêtés courageusement au jeu pour tenter de répondre à des questions plus grandes qu’eux et de déconstruire les idées reçues. Le spectacle part aujourd’hui en tournée.
C’est à nouveau une affaire de dibbouk, permettant ici la réconciliation. Je remarque d'ailleurs sur le site de la salle de spectacle, à la rubrique des comédiens, qu’il est noté « Ismaël et Saidi »…
L’exposition se poursuit jusqu’au 26 janvier au mahJ :
https://www.mahj.org/fr/programme/le-dibbouk-fantome-du-monde-disparu-31248
La pièce Jérusalem démarre sa tournée, Ismaël Saidi communique à ce sujet sur ses réseaux sociaux et poursuit son travail de pédagogie et questionnement autour du sujet sur son compte Instagram @proche_ourien.
Mathilde Roussillat Sicsic est designer graphique et illustratrice pour l’édition, l’identité visuelle de marques et le textile. Elle travaille également dans la décoration pour le cinéma, avec une approche teintée par sa formation en design textile/couleur/matière.
Elle a réalisé l’identité visuelle de la revue Daï ainsi que des illustrations et fait partie du comité éditorial.