Je suis juive et je suis de gauche : conflit de loyauté, conflit d’identité ?
Maëva Journo / Photo : David Quesemand
Maëva Journo revient sur les élections législatives de juin-juillet. Elle a voté NFP, sans pouvoir imaginer d’autre choix. Et pourtant, cette évidence butait sur quelque chose : comme juive, elle vivait là un conflit de loyauté. La lutte contre l'antisémitisme demeurant un point d'achoppement.
Au moment précis où nous publions cet article, Michel Barnier a été nommé premier ministre, à rebours du résultat des élections et de la logique de front républicain.
21 avril 2002. C’est la troisième fois de ma vie que je vois mon père pleurer. Cet homme profondément de gauche, qui croit en la justice sociale, l’école, les services publics, vient de voir ses rêves politiques partir en fumée, balayés par une extrême droite, certes assez faible si on la compare à aujourd’hui, mais au second tour d’une élection présidentielle qu’on pensait être un boulevard pour la gauche de gouvernement. Mon père ira voter Jacques Chirac, triste mais sûr de lui, déterminé à faire barrage au Front national. Au nom des valeurs que les républicains partagent. Cette image ne m’a jamais quittée. Le devoir moral de faire front contre le Front national ne supportait aucun atermoiement, aucune compromission. Sauver la République et ses valeurs devenait notre impératif, nous peuple de gauche. C’est ce que ce vote signifiait. Suivant ton modèle, papa, j’ai fait comme toi en 2017, puis en 2022. Et je le referai toujours. Voter à droite par droiture pour sauver des valeurs ; voter à gauche, par conviction, pour les porter et les défendre.
Oui, je suis juive, et je continue à voter à gauche. Par conviction profonde et avec, je crois, lucidité et responsabilité. Je sais pourquoi je le fais, et pourtant, cette année, ces derniers mois, ces dernières semaines, je me suis sentie seule. Que s’est-il passé en vingt ans pour qu’être juive et voter à gauche soit devenu une chose compliquée ? Pourquoi est-ce que je ressens le besoin de justifier mon choix et qu’en choisissant l’un, je trahis l’autre ?
Le judaïsme et ses valeurs telles qu’on me les a transmises – le respect de l’autre, l’attachement à la famille – mais aussi ses peurs – n’être jamais à sa place, devoir se cacher, ne pas parler trop fort, devoir un jour ou l’autre partir, et partir vite, je les connais. J’ai grandi avec, elles m’ont faite, elles coulent dans mes veines. L’antisémitisme, je pense pouvoir le reconnaître partout où il se dissimulera. Nous le traquons depuis si longtemps. À gauche, je ne peux affirmer qu’il n’existe pas. Je sais qu’il est présent. Qu’il a pu et peut encore infuser les milieux progressistes. Je suis pourtant intimement persuadée, avec l’historien Michel Dreyfus, qu’« il n’en est pas le socle » comme il l’est à l’extrême droite. Et ça, ça change tout.
7 octobre 2023 : la rupture ?
Il y a eu le 7 octobre 2023 en Israël. Comme beaucoup de Juifs, moi aussi, je me suis sentie trahie par une partie de ma famille politique. Moi aussi, j’ai été dévastée et profondément choquée. Par les réactions timorées, incapables de condamner un acte terroriste, d’une partie de la gauche française. Moi aussi des silences m’ont blessée. Qui venaient de mes amis de gauche, et de ma famille politique de cœur. Des personnes en qui je croyais, pour lesquelles j’avais voté. Moi aussi je n’ai pas compris qu’on ne condamne pas fermement des attentats d’une horreur indescriptible, et qu’on ne fasse aucune différence entre un peuple traumatisé et un gouvernement jusqu’au-boutiste, aussi violent que radical, que je critique d’ailleurs depuis des années, comme beaucoup d’autres juifs. Moi aussi, j’aurais aimé qu’on comprenne mon malaise. Et que si on condamne la guerre qu’Israël mène depuis plusieurs mois (avec raison), on condamne avec au moins la même fermeté les horreurs commises sur son sol.
Moi aussi j’aurais aimé que la gauche de LFI s’élève contre l’antisémitisme, les amalgames, l’importation du conflit israélo-palestinien plutôt que d’en faire un étendard électoral et clientéliste. Elle en serait sortie grandie.
Je condamnerai toujours et avec la plus grande intransigeance les dérives antisionistes et antisémites d’une extrême gauche qui se nourrit de clichés, et a instrumentalisé un conflit que peu connaissent dans son infinie complexité, pour faire venir aux urnes et gagner un électorat qu’elle n’arrivait plus à convaincre. Moi aussi je me suis promis de ne plus voter LFI.
Mais je fais la différence, et il faut la faire, entre une union de la gauche, qui réunit l’ensemble des partis, et une frange d’une organisation. Car je le rappelle, ils furent nombreux et ils sont toujours là, au sein même de La France Insoumise, à s’élever contre les dérives de leur parti.
La gauche n’est pas qu’une partie de LFI et celle-ci ne définit pas seule l’identité de la gauche française. Qui a toujours fait du débat d’idées son moteur. Car oui, c’est un moteur. Le débat est au cœur même de la République française, de sa démocratie. C’est lui qui a fait 1789. Les lois de 1934. Le Conseil national de la Résistance. C’est la possibilité même de la discussion et de la contradiction qui fait naître les plus grands idéaux. Une union de partis, c’est cela. Les plus belles avancées sociales, sociétales et économiques, les plus belles lois, sont les enfants d’unions salutaires, qui permettaient en leur sein la contradiction la plus saine qui soit. La gauche pourrait même avoir grandi en ayant su s’imposer des garanties, en connaissant ses propres travers et en s’imposant des garde-fous. Car il me semble que c’est bien ce que le Nouveau Front populaire a fait. En quatre jours. Je vous laisse imaginer si on leur avait laissé plus de temps… Raphaël Glucksmann en premier, mais aussi François Ruffin, Olivier Faure et tant d’autres, n’y sont pas pour rien. Qu’ils en soient ici remerciés. C’est pour eux que j’ai, aussi, voté.
L’extrême droite ne sera jamais du côté des juifs
L’extrême droite française ne défendra jamais les juifs de France. La xénophobie, le racisme et donc l’antisémitisme seront toujours dans son ADN, structurellement. Elle n’a jamais dit et prouvé le contraire. On me répondra que si – sa participation à la marche contre l’antisémitisme en France, sa défense de l’État d’Israël. Emmanuel Macron et ses alliés l’ont également toujours fait. Le Parti socialiste aussi. Les mots d’un Olivier Faure le 7 octobre 2023 ont été d’une fermeté exemplaire à cet égard (« Le terrorisme n’est pas la justice. Il discrédite les causes qu’il prétend servir. Condamnation totale de l’attaque lancée par le Hamas »). La prise de position du Rassemblement national ne revenait qu’à défendre le parti d’extrême droite israélien au pouvoir, mais pas le peuple juif, ni même celui qui manifeste dans les rues de Tel Aviv aujourd’hui. Mais pensant ainsi récupérer (a priori il a eu raison) les voix des juifs de France, il les instrumentalise. Qu’y a-t-il de pire en termes de mépris de l’intelligence humaine ? Il réduit chaque homme et femme juive à une identité religieuse. Les pires antisémites ne font-ils pas depuis toujours la même chose ?
On peut rappeler ici que défendre le gouvernement israélien n’est pas une défense des Juifs. Si tel était le cas, le RN les voudrait en sécurité, protégés par des frontières sûres et sécurisées. Ce n’est pas ce que veut le gouvernement israélien actuel, qui ne fait depuis des années que fragiliser l’État en menant une politique religieuse et coloniale tendant à précariser les frontières d’Israël. Quel paradoxe d’ailleurs que de refuser à tout prix ce qu’on qualifie à tort d’ « extrême » en France mais de n’y voir rien de condamnable ailleurs ?
Cette tromperie éhontée ne date pas d’hier. Il y a dans les rangs du RN de vrais nazis, de véritables réactionnaires, pour lesquels les juifs de France ne seront jamais français. Il n’y aura jamais débat à ce sujet.
L’union comme acte de courage
La gauche dans son ensemble possède des valeurs communes : la solidarité, la liberté, le débat public, le progressisme, la tolérance. Ce sont celles de Léon Blum et du Front populaire de 1934. Ce même Léon Blum qui avait scellé une alliance avec les communistes soutenant l’URSS pour combattre les ligues d’extrême droite, alors très puissantes en France. L’union était tout autant sinon plus difficile à penser que celle du PS et des Verts avec LFI lors des élections législatives anticipées de juin 2024. Blum savait sans doute que la lutte contre le pire devait passer par un compromis. Et du courage. Celui d’une prise de position ferme et intransigeante contre des valeurs mettant à mal toutes les formes et les moyens de résistance - liberté d’opinion, d’expression... Peut-être que le combat exige qu’on transige, qu’on se salisse un peu les mains. La pureté en politique n’existe pas.
Alors oui, pour combattre le RN, il a fallu accepter une alliance sous conditions. Mais pas contre nature. Et pour continuer à se battre pour une société plus égalitaire et plus ouverte, il faudra imposer des garanties, claires et fermes. Contrer chaque dérive venant de la droite républicaine mais aussi et surtout, celles venant de la gauche.
Parce qu’on n’est plus de gauche quand on transige avec la laïcité, où que ce soit. On n’est plus de gauche quand on instrumentalise la religion ; on n’est plus de gauche quand la défense – nécessaire – des peuples attaqués se fait au détriment d’innocents et qu’au nom de l’idéologie décoloniale que la gauche partage, elle en vient à accepter la violence, la brutalisation, et l’antisémitisme. Ou, en tout cas, à laisser planer un doute honteux.
On n’est pas de gauche quand on oublie que son unique boussole est l’universalisme – celui qui, seul, permet d’envisager ensemble l’existence et la sécurité d’Israël et celles du peuple palestinien ; celui qui permet de dissocier le combat contre un mouvement islamiste comme le Hamas et celui d’un peuple pour un État. Ce ne sera jamais la même chose. Celui qui, enfin, fera toujours de la défense de l’humain son seul impératif, au-delà même des idéologies. C’est l’exercice difficile auquel la gauche française doit se livrer : désarmer ses positions idéologiques pour ne jamais cesser d’incarner l’humain ; exiger qu’elle respecte ses valeurs et que chacun de ses membres s’y engage. Car un combat contre un ami n’est pas un combat contre un ennemi. Avec le premier, tout est possible, les fondements sont plus ou moins solides, nous parlons le même langage. Avec le second, rien ne nous lie. Et c’est là exactement que se situe la démocratie, dans ce combat d’idées qui est à la base d’une société, de la politique dans ce qu’elle a de plus noble. Faire société.
J’en veux aujourd’hui à tous ceux ayant établi une parfaite équivalence entre LFI et le RN. Ce sera toujours, aujourd’hui, tolérer que le second gouverne. Mais je souhaite que la gauche fasse preuve de la plus grande intransigeance face à l’antisémitisme idéologique d’une partie de sa frange radicale.
J’en veux aux institutions juives d’entretenir une confusion qui ne peut que favoriser l’extrême droite. De taper aussi fort sur l’extrême droite que sur la gauche. À ce moment de l’histoire, c’est de l’inconscience. C’est peut-être aussi une trahison. Mais je souhaite que la gauche soit claire, honnête et lucide avec elle-même. Il n’existe pas de terrorisme justifiable. Pas de mais. Elle doit faire exister cependant la défense d’une idéologie décoloniale et la sécurité du peuple juif, où qu’il soit, et dans toutes les circonstances que l’histoire imposera.
Être de gauche
Aujourd’hui, je suis de gauche, mais sous conditions. Sous conditions que les peuples attaqués aient la même valeur, que ce soit en Israël ou à Gaza. Que la défense de l’un ne condamne jamais l’autre. Que la survie de l’un ne menace pas l’autre. Que la prise en compte des individus soit sa seule morale. Que toutes les femmes soient défendues avec la même ardeur. Que la laïcité soit son combat. Au même titre que la démocratie, que l’égalité entre tous et toutes, seule à même de lutter contre tous les racismes.
9 juin 2024. Je n’ai pas voté LFI. Mais j’ai voté à gauche, celle que j’aime et qui m’a élevée.
30 juin et 7 juillet 2024. J’ai voté Front populaire, en conscience. En connaissant les défauts de la gauche, de La France Insoumise, des travers et dérives insupportables de certains de ses dirigeants. Mais convaincue aussi que le salut de la société dans son entier ne pourra venir que du dialogue que la gauche seule permet et des valeurs républicaines qui la fondent. Depuis un siècle et demi. Que cette gauche a la République chevillée au corps et que celle-ci la guide. Cette République que mes grands-parents admiraient parce qu’elle les avait intégrés, celle qui accueille et protège, celle qui se dresse contre les crimes racistes et antisémites. Aujourd’hui, pour elle, pour eux, pour les femmes, les hommes, pour la liberté des peuples, pour leurs luttes, je veux rester de gauche. Juive de gauche.