Enseigner le conflit israélo-palestinien

Théo Cohen / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

À rebours des craintes d’une importation du conflit israélo-palestinien en France, en particulier à l’École, Théo Cohen témoigne d’une réalité de terrain bien plus nuancée où les élèves font davantage preuve de curiosité intellectuelle que de discours de haine. Il nous explique comment la démarche Parallel Histories encourage un recul critique sur nos propres perceptions et permet la construction des savoirs par le dialogue. En ce sens, il soutient que l’enseignement du conflit israélo-palestinien peut être une étape clé de la construction citoyenne des élèves. 

Depuis le début des années 2000, l’Histoire et la Géographie scolaires ont vocation à former les élèves à la citoyenneté républicaine en partant d’un postulat simple : on ne naît pas citoyen, on le devient. L'École joue un rôle fondamental dans ce processus par la transmission de valeurs communes et par l’acquisition de méthodes d’apprentissages qui favorisent la réflexivité et l’esprit critique chez les élèves. Dans ce contexte, le métier d’enseignant·e ne consiste pas seulement à transmettre des savoirs scientifiques. Il s’agit d’amener la diversité des publics scolaires à s’orienter dans un monde problématique et à devenir des citoyens éclairés capables d’appréhender des situations complexes. Certaines situations, parfois posées sous la forme de Questions Socialement Vives ou QSV, se caractérisent par leur forte charge symbolique et émotionnelle et nourrissent des antagonismes profonds. Ces querelles sont envenimées par les oppositions qu’elles suscitent entre publications académiques. Autrement dit, elles ne font pas l’objet d’un consensus entre spécialistes. Par conséquent, les QSV introduisent, par les controverses et les incertitudes qu’elles provoquent, une fragilisation de la posture enseignante et la possible remise en question de la légitimité des connaissances transmises.

Les QSV sont nombreuses en Histoire-Géographie – sur les mémoires douloureuses de l’esclavage, de la colonisation puis la décolonisation, les génocides du XXème siècle ou encore sur les mémoires de la guerre d’indépendance algérienne. Le conflit israélo-palestinien ne fait pas exception, a fortiori depuis le 7 octobre. L’ancienneté et le pourrissement du conflit, la mobilisation des opinions publiques internationales comme objectif stratégique des belligérants, l’intensité de sa couverture médiatique et la polarisation politique qu’il génère en France, font de ce sujet une question hyper-vive. Dès lors, une réflexion approfondie sur les stratégies enseignantes déployées pour intégrer l’actualité du conflit dans leur enseignement est aussi nécessaire qu’urgente.

Il faut préciser que les QSV ne le sont pas par nature, elles sont des construits. Elles peuvent se refroidir ou se réchauffer en fonction de leur actualité politique ou scientifique. Elles ne sont pas non plus universelles. L’intensité des oppositions au sein de la salle de la classe varie aussi en fonction du contexte socio-spatial dans lequel elles sont abordées. Par conséquent, l’enseignement du conflit israélo-palestinien donne sans doute à voir une réalité bien plus contrastée qu’attendue. Sur ce point, j'ai été sollicité par un journaliste du Huffington Post en novembre 2023 pour témoigner de tensions éventuelles depuis le 7 octobre dans mon établissement situé en Quartier Politique de la Ville dans l’agglomération lyonnaise. Or il n’en était rien : si quelques élèves expriment un intérêt prononcé pour cette question, la majorité ne semble pas désireuse de commenter l’actualité. Aucun incident ne fut à déplorer non plus de la part de mes collègues. Les élèves qui expriment le désir d’en parler le faisaient dans une démarche d’apprentissage, pour mieux comprendre les ressorts du conflit. À aucun moment de ma carrière un·e élève n’a fait état d’un comportement provocateur sur le conflit israélo-palestinien. Je ne suis pas le seul dans ce cas et c’est ce qui ressortait de l’enquête du Huffington Post. Dans le même temps, impossible de détourner le regard de la dizaine de graffitis scandant « Israël = génocide », « Fuck Israël »  ou « Israël assassin » sur les 300 mètres  à peine qui séparent l’établissement de la première bouche de métro. Plus largement, impossible non plus de nier l’explosion en France des actes antisémites et islamophobes de la part d’un public très jeune et scolarisé, en raison de l’assimilation des élèves juifs·ves à Israël ou d’élèves musulman·nes à la cause palestinienne.

Face aux provocations politiques de tous bords et aux insultes à l’endroit des enseignants – cf. « la gangrène antisémite dans l’éducation nationale »¹- il me semble pertinent de témoigner du décalage entre une situation prise dans sa globalité – l’antisémitisme nourri par l’antisionisme explose en France et notamment à l’École - et l’hétérogénéité des situations dans les salles de classe. Le miroir grossissant des situations de tensions occulte, me semble-t-il, une réalité bien plus nuancée. Les observations personnelles menées en tant que praticien et formateur académique me permettent de distinguer trois raisons principales à ce décalage. Tout d’abord, les élèves de mon établissement sont très peu politisés·ées. Par exemple, iI n’existe pas de vie syndicale lycéenne au sein de l’établissement. Rien de surprenant, même si on peut le regretter, puisque plus de 50% de nos élèves sont issu·es de catégories socio-professionnelles défavorisées. Le conflit est observé bien sûr, les élèves ont sans doute des positions, des sensibilités à son égard, mais iels ne transforment pas ces émotions en revendications politiques. Nos élèves ne détournent pas le regard du Proche-Orient mais iels ne se sentent pas non plus légitimes d’exprimer leurs émotions de façon individuelle ni même de façon collective et organisée auprès de leurs professeur·es ou de l’institution de manière générale. Je ne suis donc pas convaincu que les comportements les plus perturbateurs et déstabilisants pour les enseignant·es s’observent en priorité dans les établissements dont l’indice de positionnement social est le plus faible. Au contraire, les revendications ouvertement antisionistes par exemple — entendus ici comme niant la légitimité de l’existence de l’État d’Israël — sont parfois davantage le fruit de lycéen·nes issu·es de catégories plus favorisées, davantage politisé·es et doté·es des codes et de la confiance nécessaires pour remettre en cause ouvertement la parole professorale.

La deuxième raison tient à la banalité du quotidien des élèves, fait d’un volume impressionnant de connaissances et de méthodes pluridisciplinaires à assimiler dans la perspective du baccalauréat.  L'École ne donne pas la possibilité à nos élèves d’enquêter en profondeur sur un sujet. Par conséquent, la curiosité des élèves se heurte à la complexité apparente du conflit israélo-palestinien. Iels savent qu’il s’agit d’un des points nodaux des relations internationales, Iels sont au courant des polarisations qu’il provoque dans notre société. Pourtant, le conflit israélo-palestinien n’occupe qu’une place marginale dans les programmes scolaires. Certes, son enseignement est obligatoire en France, mais uniquement en Terminale Générale, soit seulement 43% des bacheliers·ères d’une classe d’âge, à raison de 2 à 3h dans le programme d’Histoire. Depuis 2019 et la réforme Blanquer du baccalauréat, son étude s’est élargie à une perspective transdisciplinaire dans le cadre de la spécialité Histoire-Géographie-Géopolitique-Sciences Politiques (HGGSP) mais seul·es 12% des bacheli·ères sont concerné·es soit environ 106 000 élèves à raison de 3 ou 4 heures au total. Cette situation peut non seulement susciter des frustrations mais aussi du découragement à tenter de démêler les fils d’une situation perçue comme inextricable. En France, comme au Royaume-Uni ou en Belgique où son enseignement n’est pas obligatoire, des générations entières n'apprennent pas l'histoire ni la géographie du conflit israélo-palestinien. Or si l'École ne se saisit pas vraiment de ce sujet, d’autres acteurs, en particulier les groupes militants et/ou politiques le font dans une logique non pas scientifique et de réflexion, mais dans une logique de lutte et de conviction. Il me semble que ceci est une des clés de compréhension des confusions et de la violence verbale et symbolique qu’elles charrient. Si l’emploi des termes de génocide, d’apartheid ou d’État colonial sont régulièrement mobilisés par certains partis politiques et repris parfois, par mimétisme social, par une large partie de notre jeunesse, c’est peut-être moins en raison d’un manque de maitrise de ces notions que d’une lecture du sujet d’abord fournie par des milieux militants.

La troisième raison du décalage entre une situation globale perçue comme explosive et la réalité composite de nos salles de classe tient à une dimension plus intime. Si la vivacité de l’enseignement du conflit israélo-palestinien dépend du contexte géopolitique et socio-spatial dans lequel il est enseigné, il dépend également de la façon dont il est enseigné et des relations nouées entre l’enseignant·e et les élèves de sa classe. L’enseignement du conflit israélo-palestinien ne s’effectue ni hors-sol, ni ex-nihilo. Refuser de reconnaître ce constat revient à nier le rôle de la communauté éducative et l’importance de la relation de confiance entre les enseignants et leurs élèves qui se construit bien souvent sur plusieurs années. Il n’en reste pas moins que les défis didactiques et pédagogiques pour les enseignant·es sont de taille. Comment former nos élèves à une QSV dans un cadre horaire aussi restreint ? Comment leur faire adopter une position non pas neutre mais nuancée, alors même qu’iels sont en permanence exposés aux discours militants ? Comment élaborer des contenus scientifiques lorsque les savoirs experts – universitaires notamment – font l’objet de débats ?

En réponse à ces questions, je souhaite témoigner de l’efficacité de la démarche Parallel Histories, fruit d’une initiative collective d’enseignants de toute l’Europe et, plus récemment, des États-Unis. Cette démarche s’inspire de l’ouvrage collectif Histoire de l’autre (éd. Liana Levi, 2008) rédigé par un collectif d’universitaires palestiniens et israéliens et dont la singularité réside dans la mise en miroir de leurs récits historiques traditionnels. Notre démarche vise précisément à faire étudier les QSV au prisme des récits mémoriels concurrents et mener nos élèves à débattre de ces sujets de façon construite, approfondie et respectueuse de la parole d’autrui. Je vois trois avantages majeurs à privilégier ce type de démarche pour aborder le conflit israélo-palestinien.

Du point de vue didactique, la mise en parallèle des récits mémoriels israéliens et palestiniens protège l’enseignant d’accusation de partialité dans le choix des matériaux mobilisés. Les élèves sont confrontés à des documents qui portent ouvertement la voix de l’un ou de l’autre camp : il n’y a donc pas de sentiment de tabous, de non-dits ou d’impensés, qui nourrissent les conflits de loyauté éventuels entre discours dans la sphère privée et contenus abordés en classe. Il est ainsi tout à fait possible de faire confronter deux avis experts sur un même sujet – Jérusalem par exemple – proposant deux études aux conclusions opposées. Ce qui importe n’est pas tellement quoi penser mais plutôt comment penser. Une telle démarche se garde bien du piège du relativisme : il ne s’agit pas d’opposer des arguments de force égale mais de donner à comprendre les ressorts des attentes et des postures politiques propres à chaque camp.

Ceci rejoint l’intérêt pédagogique principal qui réside dans l’analyse critique des sources et la construction d’une argumentation. À l’heure de la multiplication des sources d’information, il est très difficile pour les élèves de hiérarchiser entre elles la fiabilité de sources universitaires, médiatiques, politiques ou militantes. Les élèves sont donc amené·es à manipuler des documents militants aux effets performatifs parfois très forts mais dont la fiabilité semble plus faible qu’un document académique plus complexe car plus nuancé. Charge à ell·eux de faire le choix des documents sur lesquels iels souhaitent baser leur argumentation, avec le risque de se faire reprendre par la partie adverse sur la fiabilité justement de leur source.

Notre démarche répond enfin à une urgence citoyenne à accepter l’altérité, à se confronter à des récits qui ne sont pas les nôtres… quitte à mieux les combattre.  Le jeu de rôle imposé aux élèves, de jouer tour à tour la délégation israélienne puis palestinienne, imprime une façon de vivre-ensemble par la construction collective et patiente des connaissances, loin de toute uniformisation ou légitimation du savoir par la seule autorité de l’enseignant.  

Parallel Histories m’a permis de faire mener des débats entre mes élèves, avec d’autres établissements également dans toute la France, sur la question de la responsabilité de la Nakba ou de l’échec du processus de paix d’Oslo, sans que jamais aucun d’ell·eux ne rechignent à endosser le rôle de l’une ou de l’autre des délégations. C’est en fait tout le contraire : un·e observateur·ice extérieur·e serait bluffé·e, comme je le suis chaque année, par le sens du détail, la pertinence des arguments et la capacité d’écoute et de conviction des élèves. Voilà un chemin vers la connaissance à suivre, qui me semble aussi vertueux que nécessaire à l’heure de la brutalisation de notre vie politique.


Théo Cohen est enseignant d’Histoire-Géographie et formateur académique, Académie de Lyon / Éditeur pour Parallel Histories.


  1. Propos tenus par la députée Ensemble Caroline Yadan, le 11 juillet 2024 sur Radio J.

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