Foutez-vous de notre gueule, s'il vous plaît
Emmanuel Sanders / Illustration : Lola Zerbib-Kahanne
La scène humoristique française a bien changé en 40 ans et semble évoluer vers un rire moins moqueur, moins misogyne et moins raciste. Pourtant, les artistes échouent parfois à faire apparaître leur « pacte humoristique » et peuvent heurter le public. Emmanuel Sanders explore ici le malaise que peut ressentir le public juif devant une scène de théâtre à travers le cas de Dieudonné et de ses héritier·es, puis nous montre aussi qu’il est tout à fait possible de rire avec les juifves (et non à leur dépend) et de parler de Gaza et de la politique israélienne sur scène sans nourrir l’antisémitisme.
Devant le spectacle du stand-upper Bun Hay Mean, issu du du Jamel Comedy Club, je sens mon ventre se tordre de malaise. Depuis une heure, il déroule les vannes sur les communautés présentes dans la salle, sans épargner la sienne : « nous les asiats », « vous les renois », « t'es quoi toi, t'es hindou ? Eh vous les Hindous ». C'est un « vous » inclusif, qui indique qu'on s'autorise à rire ensemble, en plaisantant lourdement sur les clichés qui nous sont associés. « Vous » et « nous », on forme un « nous », on est ensemble, malgré nos différences. Jusqu'à ce que surgisse un « Eux ». Eux les Juifs. « Ah non, on a pas le droit de parler d'eux, on va avoir des problèmes ».
Alors quand il se lance dans un éloge très sérieux de Dieudonné, sans rien dire de son virage à l'extrême droite, je sens mon cœur battre encore plus fort. On est en 2016, et je me rends bientôt compte qu'ils sont un certain nombre, les humoristes qui appuient sur les mêmes clichés de la communauté qui serait riche et puissante, capable de faire taire quiconque. L'ex compagnon d'Elie Semoun a bien bossé, il a infusé mais ça ne se voit même plus, c'est banal. Il a fallu que j'échange avec d'autres sur leurs expériences similaires pour voir que le malaise suscité par l'évocation des personnes juives sur une scène de théâtre pouvait dire quelque chose de l'état de l'antisémitisme dans notre société.
Le pacte humoristique
Il y a un enjeu à comprendre comment se diffusent les préjugés les plus communs, toujours largement présents selon les enquêtes¹. Comme quand Bigard mime des actes sexuels forcés, quand Gad Elmaleh et Kev Adams imitent un accent asiatique ou quand Gaspard Proust parle des « jogging casquette », cet univers de l'humour participe à façonner nos représentations, il assigne encore les minorités à des stéréotypes et à des rôles sociaux.
Depuis Desproges, on sait qu'il n'y a pas de tabou sur scène, simplement on ne rit pas avec les oppresseurs. C'est ce que les linguistes Paillet et Leca² appellent le « pacte humoristique » : « On peut rire de tout à partir du moment où on s'est bien positionné, quand on a bien réussi à nouer ce pacte humoristique. […] Quand Desproges présente son sketch sur les Juifs, en 1986, c'est sur scène, à un public qui le connaît depuis plus d'une décennie, a payé pour le voir, et sait ce qu'il fait là et à peu près ce qui l'attend »³. Autrement dit, c'est entendu pour tout le monde qu'on se moque ici du personnage détestable joué par l'humoriste, et cela lui permet d'aller rire de tout en minimisant les ambiguïtés.
Dieudonné, le forgeron
Depuis vingt ans, c'est Dieudonné qui a forgé ce running gag. C'est le moment le plus attendu de ses spectacles : la dénonciation de la puissance juive et la victimisation de ceux qui oseraient parler contre. Dans ce récit, il incarne cette victime qui aurait sacrifié sa carrière pour garder son intégrité. En réalité, cette posture lui a assuré une rente très généreuse depuis 2004⁴, mais qu'importe, le public s'est déjà bien identifié à ce statut de victime si confortable. Petit à petit, des signes de ralliement sont nés : « au-dessus c'est le soleil », l'ananas, la quenelle, et même quelquefois un simple jeu de regard qu'il maîtrise si bien. À chaque fois, le public exulte de voir sur scène une libération de la parole antisémite. Ce fonctionnement a d'ailleurs été une spirale vers un appauvrissement de son jeu de scène, comme de ses blagues. Enfermé dans son personnage, avec un public acquis qui vient chercher sa dose, il a perdu régulièrement en qualité.
En 2009, après plusieurs déclarations abjectes et son rapprochement assumé avec l'extrême droite (Soral, Le Pen, Ayoub, etc.), après avoir invité Faurisson sur scène au Zénith de Paris, il se trouve encore de nombreuses personnes du milieu de la culture incapables de comprendre la gravité du problème posé par la dérive de Dieudonné.
Aujourd'hui, s'il est toujours banni des principaux réseaux sociaux, ses vidéos continuent d'y être présentes et font des centaines de milliers voire des millions de vues, de simples sketches ou de spectacles entiers. Sa parole continue de se diffuser et de renforcer chez son public un antisémitisme et un négationnisme virulents.
Les enfants de Dieudo : les faux rebelles
Tout le monde s'accorde sur le talent d'humoriste de Dieudonné. Il est aussi admis que son jeu a influencé, pour dire le moins, nombre des plus grands humoristes du milieu des années 1990 jusqu'à aujourd'hui. Son rythme, son vocabulaire, son côté misanthrope, capable d'aller chercher le pire et le ridicule de chacun de ses personnages, toutes ces qualités font de lui un virtuose dont il aurait été vain de ne pas s'inspirer. Les humoristes eux et elles-mêmes le disent bien souvent en interview, mais sans rejeter fermement ses dérives.
Il existe une tendance de fond, qui considère que quiconque prend parti contre l'antisémitisme est soupçonné d'allégeance avec le pouvoir, ce qui est dangereux pour les personnes juives, assimilées de proche en proche aux puissants, aux censeurs, et à l'extrême droite. Beaucoup ne semblent pas avoir compris le fond du problème dans la structure antisémite du discours de Dieudonné. Ainsi lorsque le mot « juif » apparaît, c'est la même blague, la même logique du Juif puissant, qui ne fait pas partie de notre groupe, qui en est fondamentalement extérieur. « Arrêtez de rire, vous allez avoir des problèmes ». D'un côté, ceci renforce à chaque fois les antisémites convaincus que leur parole est brimée, empêchée par la puissance juive qui décréterait celui qui a le droit ou non de parler, de l'autre côté, cela fait perdurer plus ou moins consciemment ce cliché chez les autres spectateurs. C'est tellement ancré que ça nous paraît normal et pourtant ce n'est pas anodin de dire que les personnes juives déterminent la liberté d'expression. Ou que celle-ci se ferait en fonction de leur histoire. De ce dernier discours ne peut sortir au mieux que de la concurrence mémorielle, au pire du négationnisme.
La philosophe Olivia Gazalé rappelait le 15 avril dernier dans une interview à Libération à quel point l'humour manipule des dynamiques de pouvoir : « Plus on est puissant, plus on est invulnérable à la moquerie. […] La répétitivité des blagues sexistes, homophobes, grossophobes, racistes, antisémites ou islamophobes contribue à la consolidation des stéréotypes dégradants dont ces catégories sont les victimes. C'est ainsi qu'une blague sur les Suisses est moins préjudiciable pour les Suisses qu'une blague sur les Arabes pour les Arabes. »
Une anecdote que m'a raconté mon amie Léa illustre bien cela. Dans un comedy club, Redouane Bougheraba rode son futur spectacle. Il vanne son public avec outrance. On aime ou on n'aime pas mais il a un talent indéniable pour cela. Il rit de lui-même, il rit de toutes les communautés avec elles et finit par une blague sur sa carte bleue, qui passe grâce au « Juifi » (Wifi) connecté à Tel-Aviv. Rien pour désamorcer, ni pour préciser qu'il se moque de ce cliché. Conscient d'être allé loin, il demande : « J'ai choqué personne ? – Si, moi ! répond Léa. – Ah, t'es feuj, cousine ? – Ouais ! » Sa gêne palpable montre qu'il ne s'attendait pas du tout à voir des Juif·ves dans la salle. Il tente de se ressaisir : « Ah, moi je connais pas de juif pauvre ! – Nous, si, on peut t'en présenter ! ». Il a fini par passer à autre chose grâce à une pirouette dont il a le secret, mais visiblement il n'a toujours pas compris le problème avec sa blague, puisqu'elle est disponible en ligne dans une version plus récente. Il a toutefois compris qu'il valait mieux éviter de demander son avis au public là-dessus pour se protéger d'un malaise.
Meurice, Gardin, Lompret : la joie mauvaise
Plusieurs polémiques ont eu lieu ces derniers mois au sujet de blagues antisémites. À chaque fois, avec Guillaume Meurice sur France Inter, puis Blanche Gardin et Aymeric Lompret lors d'une soirée de soutien à la Palestine, le contexte comme les humoristes sont communément marqués à gauche. On aurait alors un pacte humoristique implicitement défini comme antiraciste. Pourtant, après la focalisation de Meurice sur la circoncision ou l'applaudissement du fait d'être « tous antisémites » avec le public en soutien à Gaza, aucune remise en question n'a eu lieu de la part des humoristes, et on en imagine peu de la part d'un public renforcé par l'obstination de ses idoles.
Au contraire, on a vu Meurice s'enfermer dès sa chronique suivante. Pour s'en sortir, il instrumentalise la parole de personnes juives d'accord avec lui, comme Dieudonné le faisait avec ses « bons juifs » de la secte Neturei Karta. Ce serait anodin si Meurice lui-même n'avait pas débuté au théâtre de la main d'Or en 2008-2009, à une époque où le patron du théâtre assumait déjà pleinement un positionnement antisémite. Il était pourtant possible, comme l'a montré Waly Dia dans sa chronique du 12 novembre 2023 intitulée « Je suis anti-Meurice » de se positionner en opposition claire et franche à la guerre menée par Israël, et à l'antisémitisme en même temps. « Il faudra que tu nous expliques pourquoi tu penses au zgeg de Netanyahu ! » lui lance-t-il alors que les deux sont en studio, avant d'appuyer les opposants israéliens à ce premier ministre corrompu et allié de l'extrême droite.
On peut trouver plusieurs raisons à la jubilation typique du bon mot antisémite⁵.
La première, c'est la joie ressentie quand on enlève la honte nationale liée à l'antisémitisme et particulièrement la Shoah : nazifier un juif, moquer la réalité des souffrances juives d'aujourd'hui, mentionner celles-ci uniquement comme un instrument de pouvoir. Tout cela permet de se libérer de la culpabilité que certains ressentent vis-à-vis des drames de l'antisémitisme. La France n'a rien à se reprocher, et puis ils l'ont bien mérité a posteriori, se rassurent-ils⁶.
La deuxième, c'est le sentiment d'avoir réussi un geste subversif, et pour le public, d'y participer de manière plus ou moins complice : nous sommes des résistants à l'ordre, la morale, la bien-pensance.
La troisième, son corollaire, c'est le sentiment de faire partie des victimes du système : Blanche Gardin ne serait plus vraiment blanche, le public peut se complaire dans un statut de victime du pouvoir (« sioniste » en l'occurrence).⁷
Il est sain de se moquer de ceux qui accusent d'antisémitisme toute personne de gauche scandalisée par ce qui se passe à Gaza. Mais se moquer de ces accusations sans prendre le temps de reconnaître que certaines sont tout à fait fondées, et que l'antisémitisme atteint des niveaux alarmants, c'est faire le choix de rendre ridicule toutes celles et ceux qui alertent, comme s'ils étaient tous dans l'excès et le racisme. Meurice, Lompret et Gardin auraient aussi pu faire le choix de se moquer des responsables de l'augmentation des actes antisémites, à savoir les auteurs eux-mêmes. Comme ces militants obnubilés par l'instrumentalisation de l'antisémitisme plus que par son augmentation réelle, ils en viennent à oublier le problème principal, voire à le rendre ridicule aux yeux du public. Conséquence, puisque ces humoristes sont ancrés à gauche : un creusement du fossé entre les Juif·ves et leur camp politique historique, entre la gauche et la lutte contre le racisme.
Et les humoristes juifves ?
Au milieu de tout cela, des humoristes juifves ont essayé de reprendre des clichés à leur compte, comme Bambi dans son duo avec Younès, renforçant alors potentiellement l'acceptabilité de ces clichés. D'autres préfèrent retourner les stigmates. Mais on ne construit pas un personnage et encore moins une carrière juste en expliquant qu'on est un juif pauvre, même si au niveau où est la barre, il s'agit sans doute d'un progrès. En 2024, on en est encore à casser ce cliché du juif riche au premier degré. (On peut penser à des sketchs de David Azria, Donel Jack'sman ou Ophir)
Il y a aussi une majorité d'humoristes, juifs ou non, qui font leur chemin sans se soucier de tout cela, et qui parlent parfois de judéité sans rentrer dans la polémique, comme Rosa Burzstein ou Sebastian Marx. Ils sont ainsi nombreuses et nombreux à montrer que cela est tout à fait possible et qu'il n'y a aucun tabou maintenu par une communauté. Et c'est pareil en ce qui concerne Israël. Contrairement à ce que dit par exemple Edgar-Yves, repris par le média complotiste Aloha news, il y a un grand nombre d'humoristes qui affirment leur soutien à la la lutte des Palestiniens, en spectacle ou sur les réseaux, et ils ne sont heureusement pas inquiétés le moins du monde pour cela.
Mais le plus subversif, au sens où cela remet en cause la manière dont le mot « juif » est utilisé sur une scène d'humour, ça reste encore d'en parler d'une manière détachée, en incluant les personnes juives dans le rire. On peut penser par exemple à ce short de Félix Dhjan : « dès que tu dis juif y'a un malaise, au final ça reste des juifs, on s'en fout ! », avant d'inclure ceux-ci avec les autres minorités. On n'a pas besoin de faire comme s'il y avait une tension particulière, renforçant celle-ci à force de le répéter, mais en plus, on rit avec les personnes juives qui regardent le spectacle. Elles ne sont plus cet élément extérieur qui apporte du malaise, mais un élément du groupe duquel on se moque aussi.
Il y a encore du boulot pour rire avec toutes les minorités, sans être dans un rapport d'exclusion, avec les Rroms notamment. L'idéologie de Dieudonné a fait des dégâts et certains humoristes en sont un révélateur. Des clichés sont perpétués sans malice mais le malaise est courant chez le public juif.
Il semble que les humoristes commencent à délaisser de plus en plus la vanne paresseuse et excluante sur les Juifs trop influents et dont on ne peut pas parler. Moins par souci de lutte contre les clichés antisémites que parce que le niveau du stand-up en France pousse les uns et les autres à se distinguer.
Il est important de proposer un contre-discours : personne n'a jamais eu de problème pour avoir parlé des Juifs ou d'Israël sur scène. Le cas Dieudonné est unique et ce ne sont pas les médias qui l'ont rendu antisémite. C'est bien lui qui est responsable de sa déchéance intellectuelle, pas le Crif, pas Israël, pas les médias. Se prendre pour un rebelle en reprenant le cliché du juif puissant qui risque de faire taire l'humoriste victime, ça peut rapporter de l'argent, mais c'est totalement factice, et cela se fait au prix de la perpétuation de clichés meurtriers. C'est tellement commun qu'on en oublierait qu'il est dangereux de les diffuser sur une scène devant un public, en créant un « nous » qui réconcilie toutes les minorités avec la majorité et un « eux » intouchable, qu'il serait subversif d'attaquer. Face à ça, en tant que spectateur, on aimerait juste parfois qu'ils et elles se foutent de notre gueule comme avec les autres minorités, avec un pacte clairement antiraciste entre l'humoriste et le public.
« On m'a dit que des Juifs s'étaient glissés dans la salle » lançait Blanche Gardin le 28 mai 2018 lors de la cérémonie des Molières, pour mettre fin au lieu commun selon lequel Desproges ne pourrait plus dire aujourd'hui ce qu'il disait à l'époque. « La preuve que si, donc maintenant on arrête avec ça ! » concluait-elle.
Anne-Marie Paillet & Florence Leca-Mercier, Le Sens de l'humour, L'Harmattan, 2018.
« On peut rire de tout, mais on peut aussi arrêter de citer Desproges n'importe comment », Franz Durupt, Libération, 24 février 2016.
https://www.liberation.fr/france/2019/03/26/patrimoine-de-dieudonne-les-fonds-de-l-affaire_1717631/
Eve Garrard, « The pleasures of antisemitism », FathomJournal.org, 2013.
Voir à ce sujet ces deux articles : Bruno Quélennec, « L'antisémitisme secondaire », La Revue K, 2021 et Martin Legros, « Guillaume Meurice ou la “joie mauvaise” de l’antisémitisme», Philosophie Magazine, 7 mai 2024
Selon l'émission en ligne Paroles d'Honneur, des personnes blanches comme Judith Bernard ou Blanche Gardin, invitée pour avoir fait un sketch antisémite, perdraient leur blanchité en s'opposant à la puissance sioniste.