Ma paranoïa juive

Alicia Herz / Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic

Dans le précédent numéro, Alicia Herz rendait compte de la distance que le 7 octobre avait fait naître dans son cercle amical. Mais une petite musique trottait : et si j’exagérais ? se demandait-elle. Dans ce numéro, elle rumine ce sentiment d’exagération, se demande si elle n’est pas paranoïaque, et offre une réflexion stimulante sur la paranoïa chez les Juifs.

Lecteur, lectrice, je suis désolée de n’avoir pas répondu à votre dernière lettre. Merci de vous intéresser à moi et de prendre des nouvelles de ma santé. Nous ne nous connaissons pas bien mais je sais votre sollicitude, et votre désir de me voir aller mieux. Prenant mon courage à deux mains, je trouve enfin la force pour vous répondre que oui, ces jours derniers, ces mois derniers, vous aviez raison, un mal m’a pris, un spleen, ou plutôt un vertige que je qualifierais en toute modestie d’existentiel. Et encore cet après-midi ; seule face à la rame du métro, dans la chaleur et la touffeur des Jeux Olympiques, je vois deux hommes en kippa et boum, déluge ; je ne sens pas monter en moi le prélude de ma ruine intérieure, non, mais je me demande quel genre de courage il faut pour se balader dans un accoutrement pareil, et aussi ce que j’ai de commun avec ces gens, à part un goût certain pour toutes sortes de boulettes. Probablement un héritage, quelques croisements, convois de grands-parents à travers le monde – aïeux peut-être un jour proches – tout un passé de persécution – même si l’odeur de ma grand-mère n’appartient qu’à moi. Je pense à elle et, pour couronner le tout, voilà que je me mets à pleurer.

Alors oui, comme vous me le faisiez savoir, j’en viens à douter de ma santé mentale. Maintenant que j’en trouve un peu la force j’en viens même à me demander si, après tout, ce malaise que je ressens, cette brisure dans mon identité, où la fissure laisse voir la béance, ne serait pas dû à un défaut de rationalité, une gigantesque erreur de jugement et une folie de ma part, j’ose le dire, à un romantisme mal placé – martyre, souffrance, paranoïa. Aujourd’hui je suis forcée d’admettre cette terrible réalité : je suis malade, oui.

J'ai la maladie juive. 

Psychose paranoïaque. 

Plus d’autre explication pour comprendre mes égarements.

Merci d’avoir tiré la sonnette d’alarme, et ainsi, me conduire sur le chemin de la guérison.

LAROUSSE. 1. Paranoïa (n. f.) : psychose caractérisée par la présence d’idées délirantes systématisées et permanentes, surtout à thème de persécution. 2. Comportement, attitude de quelqu’un, d’un groupe qui a continuellement tendance à se sentir persécuté et agressé. 

LIVI. La paranoïa est un trouble psychiatrique caractérisé par une méfiance excessive et irrationnelle envers les autres, ainsi que des idées délirantes de persécution ou de complot. Elle peut entraîner des problèmes relationnels et un détachement social. Un traitement médical et une thérapie peuvent aider à gérer les symptômes de la paranoïa.

ROBERT. Psych. Trouble mental engendrant un délire et des réactions d'agressivité. Méfiance excessive à l'égard de menaces réelles ou imaginaires. Abréviation, familier parano.

Jusqu’ici cela semble correspondre à ma maladie. 

Reste à étudier les symptômes et les causes.

À ceux qui me lisent, merci – continuons ensemble.

Alors, quels sont vos symptômes? (demande le lecteur ou la lectrice, curieux-curieuse)

Lecteur – par exemple, je n’ose plus dire que je suis juive. Du tout, et j’ai peur. Déjà je ne le disais pas avant, mais là je le cache, je l’enferme dans une boîte au fond de mon cerveau. Au travail j’écoute des collègues parler des juifs qui se plaignent tout le temps, se victimisent et en rajoutent, et je n’ose pas leur dire que j’en suis moi aussi, de cette sale race. Ça mettrait une mauvaise ambiance et dieu sait comme c’est important de travailler en bonne entente. Beaucoup de juifs font pareil visiblement, donc j’imagine qu’on est beaucoup à être malades et que c’est solidement incrusté dans nos têtes. Vous voyez ? Et même je vais avouer quelque chose : quand je vois le drapeau palestinien, alors que je suis pour porter haut ce drapeau, j’ai peur que la personne qui le porte, ce drapeau, se mette à dire des infamies, qu’elle parle « d’entité sioniste » (ce mot comme un va de retro), de « complot sioniste », de « fasciste sioniste », de « judéonazi », de « nazillon sionard », de « derviche barbusémite ». Bref j’ai peur que ça tourne mal. Et puis j’entends dans ma tête des voix, et des slogans de haine.

Depuis quand êtes-vous dans cet état ?

Je dirais depuis le 7 octobre.

Vous pouvez développer ?

Oui lecteur. À ce moment-là… il y a eu un déclic. J’ai commencé à voir des antisémites partout. Même des humoristes, des sketchs qui ne prêtaient qu’à rire, moi je voyais tout de suite la violence. Et les attaques, les agressions, dans la rue, dans le tram, croix gammées sur les murs, juifs nazis qui boivent le sang des bébés palestiniens, tout ça je l’ai pris personnellement alors que rien de tout ça n’est vraiment grave, n’est-ce pas ? Ou j’invente ? Les insultes, les agressions, la souffrance. Et quand il y a eu le viol de la petite fille, aussi, pour venger la Palestine, comme l'autre quand il a tué les enfants à l’école avec sa caméra – moi j’ai pensé que c’était grave, alors qu’en fait, c’était probablement rien. J’ai exagéré. Vous voyez ? Faits divers. Et quand on a sali la statue d’Anne Frank, qu’on a dressé des slogans devant Auschwitz, ça m’a mis en rage alors que c’est pas plus grave qu’une vidéo de chaton. Ou le pur hasard. Le hasard, oui, mais comme je suis paranoïaque je relève tout, et rien n’échappe à mes filets. Et quand ce leader a commencé à nous insulter, je l’ai pris personnellement, alors qu’en fait c’était des malentendus, des maladresses, d’autres malentendus et d’autres maladresses car il est maladroit – c’est écrit dans son programme. Mais j’ai tendance à tout prendre mal, et en plus, ça me rend mauvaise. Je me suis fâchée avec des amis, mon couple en prend un coup, et je fais des dîners entre juifs.

Ah oui, des dîners entre juifs… la nuit vous dormez bien ? 

Je fais des rêves. Beaucoup de rêves. J’ai rêvé hier encore qu’une femme pleine de haine mangeait le crâne de mon père sur un lit de roses. Et ces gens de Gaza morts sous les gravats de leur appartement, ces familles disloquées, pendant qu’un soldat chante une berceuse en Kafka (le Kafka comme une langue où personne ne comprend plus rien) – lui chante, ils saignent. Les mots n’étaient même plus les mots.

Qu’est-ce que vous entendez par « les mots n’étaient plus les mots » ?

Ils n’avaient plus de sens. Je disais j’ai mal, on me disait c’est pour rire. J’étais sûre d’avoir vu passer un train, on me disait le train n’existe pas. Je disais milliers de morts, on me disait oui mais bon. J’étais sûre d’avoir vu un cadavre, on me disait c’est l’ombre du tueur tapi dans l’obscurité.

Reprenez sur les rêves…

Je faisais l’amour avec un dragon visqueux mais céleste qui me déposait à mi-chemin entre Paris et Budapest sur une route départementale  –  les animaux de la forêt vrombissaient de part et d’autre de la route en direction du cimetière juif de Bagneux pour défendre les tombes face aux profanateurs.

C’est drôle, vous ne voyez pas vos parents dans vos rêves.

Si. Mon père décharné se tourne dans sa tombe et se lève, il vient me punir de n’avoir pas été une bonne fille et décrète qu’il fut par ma faute chassé par les nazis. Il pleure des larmes mais c’est du miel. Son visage est une lèpre mais sa voix chante. Ma grand-mère ouvre la bouche mais ne peut pas parler, tellement elle a peur, tellement elle nous aime. Et les trains de déportés se remettent à rouler dans la nuit, personne à l’intérieur, seulement la fumée. Visions d’enfer. Shoah si proche. Mes parents sacrifiés. Partout, brume, brouillard, des mots qui ne veulent plus rien dire. Kafka. Je baigne dans l’histoire comme dans une mare de sang où les protagonistes s’amusent à s’éclabousser. La haine asservit les foules, la salive au bord des lèvres. Dans mon rêve on se cache on se tait. On veut fuir mais on nous interdit le refuge, on veut rester mais on nous interdit les larmes. Et même maintenant en disant ça, en disant tout ça, on me dira de me taire parce qu’à Gaza l’enfer est descendu sur la terre. Pourtant ce n'est pas de ma faute. Mais toujours coupable quelque part sans le vouloir. C’est sans issue qu’on errera comme des dingues. Comme une prophétie sans but.

Que voulez-vous dire par en dehors de nous-mêmes ?

Je répète la prophétie en cachant mon identité aux autres, encore une fois. Comme mon père rendu fou qui se tenait à la périphérie de lui-même étant enfant, quand les allemands le chassaient et qu’il cachait ses papiers d’identité dans la doublure de son manteau. Coupable déjà enfant, si tôt, pour les malheurs du monde. Rendu fou à vie, oui, éternelle victime des autres ou de lui-même, paranoïaque sûrement, et malade pour toujours. C’était la guerre – à cause de la guerre. Les juifs la connaissent peut-être de l’intérieur, guerre dans le sang depuis des générations et jamais de paix, peut-être c’est ça, génétique de l’angoisse, du désespoir et les mères juives, l’humour, tout ça – guerre, haine, violence. Ce n’est pas une histoire en particulier, c’est l’histoire d’un peuple chassé coupable et troué de balles. Comme tous les exilés, toutes les victimes des guerres et des massacres, mais sans répit jamais. Mon père est mort et avec lui son histoire d’enfant juif, désigné coupable par le village quand la chèvre est tombée dans le puits.

Et votre mère ?

Ma mère a fui ce beau pays du Sud car on égorgeait des juifs à côté de chez elle, on criait mort aux juifs. Elle était petite et heureusement sa mère avait des bras pour la porter.

Mais vous n’êtes pas vos parents.

Ils grandirent dans la peur d’être tués, ils en gardèrent cette fébrilité qui jamais ne les quitta, méfiance à l’égard des groupes, sachant de quoi ils sont capables. C’est vrai que mon père a fini délirant. Moi je ne suis pas eux, je n’ai pas vécu ces histoires même si elles me sont si proches – Shoah, exil, meurtres, chèvre. Étaient-ils paranoïaques ? Fallait-il réellement s’inquiéter de la France de Vichy et fuir ? Fallait-il s’inquiéter des égorgements et fuir ? Des nazis et se cacher, et taire qui on est ? Fallait-il s’inquiéter de la haine ? Était-ce déjà une paranoïa?  Dois-je m’inquiéter à ce point ? Ou bien est-ce dans la tête, les signes ? Persuadée qu’on me veut du mal, qu’on me persécute ? Peut-être que je fantasme ma destruction ? Mon élection me pousse à envisager le pire pour moi et pour mes proches ? Vous savez, je parlais des deux hommes en kippa – ça serait ça le commun ? La peur ? Ce secret qui nous lie, depuis des siècles et pour la nuit des temps ? Israël serait un pays de paranoïaques tout entier ? Persuadé qu’on lui veut du mal alors qu’il n’en est rien ? Pays de paranoïaques, oui, sûrement. Prêts à toutes les folies. D’ailleurs, j’ai vu comment ils embrigadent leurs jeunes, dans la peur d’être tués. Mais qui les a rendus fous ? Et qui, encore, nous rend fou ? À reproduire à l’infini ce cercle de la crainte ? À se cacher ? C’est quoi cette maladie du monde, docteur, qui nous rend malade ?


Tout ça ce sont des sensations - une somme historique mal digérée, une méfiance, oui, les traumatismes… Vous n’avez pas fait le deuil et ça vous hante… Vous voyez des signes… Vous vous repliez… Vous envisagez le pire…

Comme Herzl oui, je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Je n'en ai jamais rien eu à faire d'Israël. Je ne suis pas proche de ce pays. Mais plus on veut son éradication, plus je comprends pourquoi il existe – c’est terrible.

Peut-être que oui, vous en pensez quoi ?

Je trouve ça terrible. Je veux fuir cette identité malade. Ce peuple odieux.

Vous voudriez vous soigner alors ? 

Vous me sauveriez.

Je dois vous prévenir. Si je vous soigne, vous risquez de tout oublier. Si je vous donne les petites pilules, vous serez obligée de renoncer à une partie de vos souvenirs. Les traumas vous encombrent, et ceux de vos parents au premier chef ; si vous ne voulez plus de traumas, il ne faut plus de souvenirs. Accepter d’être une nouvelle femme, dans une nouvelle identité, c’est aussi faire des sacrifices — bien sûr vous garderez des souvenirs, mais pas ceux de vos parents ni de vos grands-parents — et je vous donnerai des exercices de méditation pour vous calmer en cas de sensation d’agression — vous en dites quoi ?

Je suis un cas clinique, et être soignée quel bonheur. Oui je fais partie des cas cliniques qui préfèrent vivre que souffrir, vous savez, comme tous les convertis. Heureusement, cher lecteur, chère lectrice, nous avons trouvé le mal qui me ronge, et heureusement la paranoïa se soigne. Avec les pilules je pourrais oublier, aller mieux, et vivre normalement, loin de ma famille, loin de mon histoire, loin de mes racines, loin de cette identité fatale, pour devenir la meilleure version de moi-même, c’est à dire une juive comme on les aime, qui ne se plaint pas, qui ne voit pas le problème, une juive qui déteste le sionisme et les Israéliens en bloc et qui leur crache dessus, femmes et enfants compris, une juive sans pensée pour la haine, une juive bien française, bien blanche, bien antiraciste, bien comme tout ce qu’on lui demande, bien sous tous rapports, bien domestiquée, et surtout, sans souvenirs et sans histoire. Paranoïaque, voilà, mon nouveau mot, ma nouvelle identité, elle me rassure et fait du bien au monde. Paranoïaque, moi j’entends parapentes, attention oui ! Pilules ! je peux me célébrer dans ma folie ! C’est ma nouvelle identité tiens, et ça me fait plaisir, et pour bien l’affirmer, pour bien me le noter, pour ne pas l’oublier, jamais, pour que les gens le sachent et que je m’en souvienne un jour si je dois l’oublier, je vais noter sa définition dans mon journal intime et tatouer ce mot sur mon avant-bras gauche, PARANOÏAQUE, en chiffres et lettres brouilllés de fleurs et d’étoiles, pour ne jamais oublier qui je suis, et que tout ça venait de mon imagination, n’avait pas existé, n’existe pas, n’existera jamais, et n’existera plus.

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