« Œil pour œil, dent pour dent », ou comment conjuguer justice et réparation

Julien Chanet / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

La guerre menée par Israël à Gaza a été critiquée en faisant appel à ce qui serait le « fondement ancestral » de l’Etat hébreu : la « loi du Talion ». Dans cet article, Julien Chanet retrace les origines historiques et les usages contemporains de la loi du Talion pour déployer une réflexion sur l’antisémitisme, l’antijudaïsme et l’antisionisme. 

Alors que la guerre menée par Israël à Gaza fait des ravages humains et matériels insupportables, nombre de commentateurs l’ont qualifiée de guerre de vengeance, de représailles, voire d’hubris génocidaire qui n’attendait rien d’autre qu’une occasion comme les massacres du 7 octobre pour s’exprimer. En d’autres termes, Israël non seulement profiterait de l’occasion, mais poursuivrait sa nature profonde. Pour certains, la « loi du talion » serait la clé de compréhension de sa nature belliqueuse. Encore faut-il avoir une idée juste de ce qu’elle recouvre. Penchons-nous sur cette antique règle en revisitant tant ses usages contemporains que ses racines historiques, afin de conduire une réflexion sur l’antisémitisme, l’antijudaïsme et l’antisionisme ; sur les présupposés faisant barrage à la connaissance ; et sur l’idée que l’on se fait de la justice.

La « loi du talion » : sens commun et bornes du droit

La loi du talion est souvent définie comme une sentence équivalente à l'offense. Elle est illustrée par l'expression biblique « œil pour œil, dent pour dent ». La question est d’emblée posée : politique d’une radicale égalité ou expression d’une passion vengeresse ? En termes contemporains : Israël, plutôt qu’une réponse militaire, est-il engagé dans une action de vengeance prenant racine dans le judaïsme ? 

Avant de développer, précisons que cette « loi » n’est ni spécifique ni originaire du judaïsme, étant consignée un millénaire plus tôt dans le Code de Hammourabi (1730 av. J.-C.), roi de Babylone, et que sa signification judaïque, et plus spécifiquement talmudique, conduit à l’éthique de la réparation (tikoun), comme le rappellent de concert Ivan Segré et Raphaël Draï : « la perte d’un œil n’est pas compensée par un œil, mais par la valeur d’un œil »¹. On remarque donc que la vengeance présente dans l’histoire de l’humanité est rapidement encadrée par des conventions sociales. Ainsi, même dans son sens le plus primitif, cette loi régule par un principe borné par le droit des pulsions égalisatrices manquant de finesse interprétative². Plus ambitieuse que la simple égalisation, elle constitue une construction juridique.

Pourtant, la compréhension contemporaine, de sens commun, de cette « loi du talion » est un peu différente pour ne pas dire tordue, de sa signification judaïque : d’une part elle évoque le Dieu cruel associée à la Bible hébraïque, et d’autre part, un jeu fermé de réciprocité, une réaction symétrique, que l’on retrouve par exemple dans les doctrines de la dissuasion nucléaire, régies par un équilibre des forces³. Aussi, l’inconscient collectif concernant cette « loi » s’ancre, sans le savoir bien souvent, dans une lecture chrétienne qui l’associe à la vengeance, pour lui préférer le pardon. Cela fait dire à Georges Hansel que « la compréhension que le public a de cette loi est un modèle inégalé de “désinformation”, un mythe dont déjà l’existence, mais surtout la persistance ont de quoi surprendre ».

Justice et réparation

En favorisant un raisonnement qui s’éloigne d’un choix binaire, la loi du talion introduit le jugement, c’est-à-dire l’art d’évaluer et soupeser les méfaits et les sanctions. Ce faisant, elle contredit la compréhension commune, qui est celle de la légitimation de la vengeance par équivalence des torts : « jamais, dans aucune communauté, la loi du talion n’a été appliquée dans son sens littéral, jamais la tradition juive n’a prescrit de sanctionner un dommage corporel par une mutilation équivalente. Toujours et partout, les dommages corporels ont été sanctionnés par le paiement d’indemnité à la victime ». Pour rendre explicite le sens initial de la loi du talion, plutôt que ses multiples déformations ayant fait florès, précisons avec Raphaël Draï, que, plus qu’une réaction de rétorsion, « c'est elle, plutôt, qui est venue y mettre un frein, sinon un terme, en proposant une issue pour sortir de l'impasse où mène la conduite de rétorsion par excellence : la vendetta. À l'origine, la loi du talion a instauré une novation capitale dans la régulation des rapports de violence et dans l'exercice récursoire et interactif de la vengeance : le principe de proportionnalité. » Au contraire d’une vengeance, qui est intrinsèquement infinie — c’est le propos de ce passage de la Genèse : Caïn tue Abel, et craint qu’on ne lui fasse payer ce meurtre « soixante-dix  fois », c’est-à-dire à l’infini, — le talion dit : pour un œil, pas plus d’un œil.

Cependant, la stricte équivalence entre le tort et la sanction, y compris corporelle, est traduite, avant tout, en dédommagement pécuniaire, en échange d’argent, et non pas en mutilation. Pourquoi ? Résumons les pérégrinations méthodiques propres aux raisonnements talmudiques : pour que la justice rendue soit mesurée, dans tous les sens du terme, il faut d’une part une « disqualification de tout facteur affectif dans la détermination de la sanction » et d’autre part, une application homogène du droit.

Qu’est-ce que la loi ?

Dans son livre Le Manteau de Spinoza, pour une éthique hors la Loi, Ivan Segré creuse la question à la lumière de la Torah orale (le Talmud). Cette dernière détermine l’application réelle de la loi du talion. Autrement dit, elle précise, en quelque sorte, comment éviter l’application d’une équivalence binaire (en réalité inapplicable, comme le précise in fine le Talmud), et introduit le concept d’équité, par la réparation financière. Cela signifie qu’un travail d’interprétation permet l’application mesurée et mesurable, tant dans son aspect pénal que civil, d’un principe qui nous est de prime abord donné littéralement. Réparation dérisoire d’une perte incommensurable, il coupe court à l’infini de la vengeance, mais également de la perte, chaque corps étant unique, irremplaçable. Cependant, en lecteur rationaliste, Segré précise en quel sens il faut entendre cette indemnité, cette réparation « mesure pour mesure », qui déborde le préjudice économique causé et qui a toujours partie liée avec l’idée de justice, où se lient dédommagement de la victime et punition de l’agresseur dans une visée réparatrice (la valeur du tort) et restaurative (restaurer une relation abîmée par le tort commis). Dans cet extrait, Ivan Segré dépasse la position qui consisterait à opposer littéralité et interprétation d’un énoncé, et propose une lecture qui est sous la loi du sens explicite et littéral, mais qui n’est « pas obéissance à la Loi, puisqu’en dernière instance ce n’est pas la Lettre qui fait loi, mais l’intelligence de la lettre, l’intériorisation du sens explicite ». C’est à cette lumière qu’il conduit le raisonnement interprétatif qui suit concernant la loi du talion :

« L’Écriture dit : “œil pour œil, dent pour dent”. Le Talmud explique : pour un œil, la valeur d’un œil, pour une dent, la valeur d’une dent. Si Lévi a crevé l’œil de Simon, et la Lettre fait loi, alors la perte de l’œil de Lévi doit réparer la perte de l’œil de Simon : la justice consiste à lui crever l’œil. La loi du talion. Violence de la lettre. Mais si dans le même cas de l’intelligence de la lettre fait loi, alors “œil pour œil” signifiant que la perte de l’œil de Simon doit être réparée par la perte de l’œil de Lévi, s’ensuit une question : qu’est-ce qu’une réparation (tikoun) ? Lévi doit perdre son œil, certes. Mais pour qu’il y ait réparation on doit non pas détruire l’œil de Lévi, le crever, on doit exiger qu’il le donne à Simon. Comment Lévi peut-il donner un œil à Simon ? En lui remettant la valeur d’un œil. Qu’est-ce que la loi ? Si on érige l’Écriture en loi, s’ensuit que la destruction de l’œil de Lévi est un bien, une justice pour Simon ; si en revanche, on érige la connaissance en loi, s’ensuit que ce n’est pas la destruction de l’œil de Lévi qui est un bien, une justice pour Simon, mais le don de Lévi à Simon, le don de la vision. »

À propos d’un « socle métaphysique et existentiel singulier »

Maintenant que nous avons une compréhension plus fine de ce que l’on entend par « loi du talion » dans ses dimensions étymologique et herméneutique, arrêtons-nous d’abord sur quelques usages contemporains, et tentons d'en explorer les différentes significations et conséquences. 

Dans Politique de l’inimitié (2016)¹º, le philosophe Achille Mbembe développe une réflexion sur Israël et son origine qu'il qualifie de « belliqueuse ». En effet, après avoir listé un nombre conséquent de mesures vexatoires et constaté des politiques de domination et de discrimination envers la population palestinienne, il prolonge sa réflexion en affirmant que :

« […] de tels dispositifs rappellent, à bien des égards, le modèle honni de l’apartheid, avec ses Bantoustans, vastes réservoirs d’une main-d’œuvre bon marché ; ses zones blanches ; ses multiples juridictions et sa violence brute et atone. La métaphore de l’apartheid ne suffit cependant pas à rendre compte du projet israélien de séparation. D’abord, ce projet s’appuie sur un socle métaphysique et existentiel fort singulier. Les ressources apocalyptiques et catastrophistes qui le sous-tendent sont de loin plus complexes et plus enracinées dans un temps plus long que toutes celles que rendait possible le calvinisme sud-africain. Ensuite, de par son caractère hi-tech, les effets du projet israélien sur le corps palestinien sont nettement plus redoutables que les opérations relativement primitives entreprises par le régime d’apartheid en Afrique du Sud entre 1948 et le début des années 1980. » (Achille Mbembe, p.64.)


Si nous n’aborderons pas ici la critique de la technologie, l’ensemble du paragraphe permet de comprendre le contexte d’énonciation qui entoure le point qui nous intéresse : « un socle métaphysique et existentiel fort singulier ». Cette médiation « technique » est complétée, selon Mbembe, par celle qui relie Israël avec ce « socle » d’un genre particulier : 

« Irrépressibles, le désir d’ennemi, le désir d’apartheid et le fantasme d’extermination constituent la ligne de feu, bref, l’épreuve décisive du début de ce siècle. […] Structures psychiques diffuses en même temps que forces génériques et passionnelles, ils marquent de leur empreinte la tonalité affective et dominante de notre temps et aiguisent nombre de luttes et mobilisations contemporaines. Ces luttes et mobilisations se nourrissent d’une vision menaçante et anxiogène du monde qui accorde la primauté aux logiques du soupçon, à tout ce qui est secret et à tout ce qui relève du complot et de l’occulte. Poussés jusqu’à leurs conséquences ultimes, elles débouchent presque inexorablement sur l’envie de détruire – le sang répandu, le sang fait loi, dans une continuité expresse avec la lex talionis (la loi du talion) de l’Ancien Testament » (Achille Mbembe, p. 69).  

Qu’est-ce à dire ? C’est dans l’opuscule déjà cité Misère de l’antisionisme (2019), qu’Ivan Segré met à jour cet étrange rapprochement que fait Achille Mbembe. C’est à lui que nous devons ce point d’attention qui nous occupe ici et que nous tentons de prolonger. Dans cet ouvrage, il résume les enjeux que ces deux extraits contiennent. En substance : « l’occupation israélienne des Territoires palestiniens donnerait à voir un régime plus redoutable encore que celui qui prévalut en Afrique du Sud, d’une part parce qu’elle s’appuie sur un “socle métaphysique et existentiel fort singulier”, d’autre part parce qu’elle recourt à des moyens de hautes technologies. »¹¹.


Autrement dit, Mbembe laisse à penser qu’Israël — dont on peut dire qu’il est une déclinaison territoriale et potentiellement identitaire de la judéité —, et son « socle métaphysique et existentiel fort singulier » font corps avec les dispositifs de contrôle et de dominations à l’encontre des Palestiniens. Ce déterminisme trouvant ses racines dans des « ressources apocalyptiques et catastrophistes de loin plus complexes et plus enracinées dans un temps plus long que toutes celles que rendait possible le calvinisme sud-africain », débouche de fait sur le rejet de toutes les analyses historiques, sociologiques et politiques qu’il est d’usage de mobiliser pour parler des actions gouvernementales d’un pays, son appareil d’État, ses doctrines géopolitiques, pour qualifier les usages de sa souveraineté nationale. Elle désarme de fait toutes les perspectives politiques et concrètes, y compris juive et israélienne, de recherche d’une paix juste entre les parties. Car, pour comprendre ce qui motive et oriente les exactions, « le sang répandu, le sang fait loi », nous devrions nous tourner vers « l’Ancien Testament » (selon le terme d’Mbembe), car « l’envie de détruire » se situe « dans une continuité expresse avec la lex talionis (la loi du talion) ». Mbembe localise explicitement cette lex talionis dans l’Ancien Testament, et le fait non pas d’un point de vue chrétien, malgré le lexique utilisé, ou biblique, mais en lien avec Israël qui selon lui repose sur ce « socle ». Par conséquent, pour faire taire les armes, la technique diabolique et stopper le sang trop versé, il faudrait se libérer du judaïsme¹². Le propos consistant à relier un « socle métaphysique et existentiel » à l’Ancien Testament – c’est-à-dire la Bible hébraïque – avec la loi du talion, interroge. Et il interroge d’autant plus que ce « socle » apparaît central pour rapporter les exactions de l’État d’Israël, éclairant une analyse politique et historique.

Le trouble provoqué par ce court passage dans l’ouvrage de l’intellectuel camerounais fait écho à une histoire plus longue. De fait, et toute proportion gardée, l’allusion de Mbembe peut renvoyer à une vision du monde qui apparaît, en substance, réactiver la trame idéologique de l’antisionisme soviétique. On peut l’illustrer par cette citation de Kytchko, propagandiste stalinien, extraite de Judaïsme et sionisme, publié en 1968. « Il existe un lien direct avec les valeurs du judaïsme et les actions des sionistes israéliens. […] Les actes des extrémistes israéliens, lors de leur dernière agression contre les pays arabes, n’ont-ils pas été commis au nom de la Torah ? ». 

Qu’est-ce à dire ? On a tendance à séparer ou rapprocher l’antisionisme, de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. Cela serait ouvrir une autre discussion que d’investir ces questions. Mais ce que l’on remarque, c’est qu’il existe des occurrences antisionistes ou critiques d’Israël qui ne s’arrêtent pas à la frontière du politique et de la critique des idéologies, mais implique Talmud, Torah, Bible hébraïque dans la perspective d’apposer une dimension existentielle au désaccord politique. Dans cette perspective, il existe une idiosyncrasie juive aux référents bibliques qui expliquerait, tout ou partie, des exactions commises par « des juifs », des Israéliens, des sionistes. Si l’occurrence de Mbembe renvoie à celle de Kytchko, c’est par cet amalgame, « ce lien direct ».

Mais il n’y a pas de que des intellectuels renommés qui tombent dans le piège de la substantialisation apocalyptique concernant Israël. Si le faux pas de Mbembe est regrettable, c’est notamment parce que l’on est en droit d’attendre autre chose de lui. Avec d’autres, la surprise et l’amertume sont moins grandes. 

Un autre exemple permet d’illustrer l’usage de ce « socle métaphysique et existentiel », que dans un premier temps la loi du talion semble illustrer. Cela nous permet d’explorer une autre déclinaison « antisioniste » de la justice, de la peine et de la sanction. Après avoir vu une proposition qui fait l’hypothèse, de façon équivoque, d’un mal originaire d’Israël, cette seconde déclinaison ouvre la question de  la justification de l’abandon d’Israël (dans une interprétation optimiste) ou son éradication. Cette fois, c’est en prenant appui sur le texte biblique que cette justice immanente apparaît. C’est donc ad hominen, c’est-à-dire retourné contre Israël lui-même, que le socle métaphysique est utilisé. 

Pour cela, il faut plonger dans un article de soutien à la militante décoloniale Houria Bouteldja à propos d’un texte polémique de cette dernière concernant une candidate d’un concours de beauté « ne pouvant être innocente » parce qu’ayant des racines israéliennes. Signé par Michel Warschawski, journaliste israélien, militant pacifiste et marxiste, cet article résonne avec l’actualité car comme le précise le chapô introductif écrit par l’UJFP (Union Juive Française Pour la Paix). Warschawski fait grand cas de la « responsabilité collective ». À l’heure où les discussions sont saturées, légitimement, de questions relatives à la disproportion de la réplique militaire suite au 7 octobre (après s’être interrogé sur sa proportion), de tels propos, certes tenus dans un autre contexte, interpellent. Si le chapô de ce texte précise que « la responsabilité collective, ça n’existe pas », chaque individu étant responsable de ses actes, donc de ses torts, Michel Warschawski va en réalité plus loin qu’une responsabilité collective puisqu’il admet une culpabilité, sinon totale, du moins suffisante, non pas sur des faits litigieux, mais d’une identité sociale collectivement sous emprise de ces faits ; une culpabilité malgré soi (« une société peut être évaluée, jugée, en fonction du comportement de la majorité qui la compose » annonce-t-il).

« De même ne peut-on être innocemment Israélien, alors que notre régime est colonial et sa politique une politique d’apartheid : soit on se bat contre le colonialisme, soit on perd son innocence. La société juive-israélienne, dont l’immense majorité soutient, activement ou passivement, la politique coloniale ne peut donc clamer son innocence. Et qu’on ne vienne pas brandir les quelques milliers de Juifs israéliens qui résistent aux côtés des Palestiniens : ils sauvent leur dignité individuelle, mais ne forment pas la masse critique qui justifierait de parler de deux Israël, un colonial et un anti-colonial. »

Un « socle métaphysique et existentiel » va ensuite être mobilisé, non pour identifier la source du fantasme d’extermination et de séparation – comme chez Mbembe – mais pour illustrer la prononciation de la peine collective qui fait suite à cette non-innocence, donc cette culpabilité, collective. Warschawski, considérant qu’une une « masse critique » manque en Israël pour renverser la vapeur et éteindre l’incendie, autrement dit la dérive ultra-droitière, suprémaciste, fasciste – peu importe le nom qu’on lui donne – assume abandonner « les quelques milliers de Juifs israéliens » progressistes ainsi que tout projet de transformation social et politique, pour symboliquement vouer Israël à l’éradication :

« Revenons à mes sources culturelles, en l’occurrence la Bible. Le chapitre 18 de la Genèse raconte l’extraordinaire plaidoirie d’Abraham pour sauver Sodome que Dieu a décidé d’éradiquer pour le mal que commettent ses habitants. ‘’S’il y’a 50 Justes a Sodome, épargneras-tu la ville ?’’ Oui, répond le Seigneur. ‘’Et 40 ?’’ Oui. ‘’Et 20 ?’’ Oui ‘’Et 10 ?’’ Oui. Mais comme Juste, il n’y avait que Lot. Trop peu pour justifier d’épargner la ville. Sodome est dans sa totalité une ville pécheresse.

Nous avons ici deux usages du « socle métaphysique » dans une perspective vengeresse. Achille Mbembe, que cela soit par méconnaissance ou idéologie, épouse le sens commun d’un principe de justice travesti en ressource apocalyptique, et se fait le relai d’une conception chrétienne, antijudaïque, voire d’un antisionisme soviétique refoulé. Michel Warschawski, de son côté, érige l’Écriture en Loi, davantage qu’il ne se soucie d’intelligence de la lettre. Comment cela s’exprimerait-il ? Raphaël Draï réalise ce travail de lecture dans un chapitre sur le jugement faisant intervenir et Sodome et Gomorrhe et la loi du talion. Chez lui, ce récit de Sodome et Gomorrhe, lu à la lumière du Talmud, conduit à penser « une conjonction directe entre jugement et historicité, déni de justice et autodestruction, une autodestruction que Dieu consomme lorsqu’elle s’est parachevée, mais qu’il ne suscite ni ne souhaite »¹³. Dès lors, plutôt que la jouissance découlant de l’instrumentalisation d’un « socle métaphysique et existentiel », ou d’une « source culturelle » visant à justifier une culpabilité collective — rappelons que tout part de l’accusation de non-innocence généalogique d’une candidate d’un concours de beauté —, on pourrait voir dans l’exemple biblique cité par le militant antisioniste, prenant appui sur un passage de la Genèse, une réflexion sur la confrontation de l’accusation et de la défense, l’évitement d’une action impulsive, et, en substance, s’instruire de la valeur d’un jugement, d’un procès. 

Conclusion 

Au terme de cet article, nous espérons avoir éclairé le lecteur sur un point ou l’autre qu’il ne connaissait éventuellement pas. Mais plus fondamentalement, c’est une méthode de lecture que nous avons voulu proposer, dans la continuité de Raphaël Draï et Ivan Segré. Ce dernier, en mettant au jour l’usage problématique de la référence biblique qu’est la lex talionis, la loi du talion, chez Mbembe, a permis de dégager une structure argumentaire débordant le cadre matériel du conflit entre Israéliens et Palestiniens. En édifiant le concept d’un socle métaphysique et existentiel reliant l’« Ancien Testament » et Israël, qui serait en soi le problème, Mbembe cible le judaïsme comme la source d’un mal qui se transmettrait au sionisme. Chez Warschawski, il s’agit en miroir de faire passer un imaginaire éradicateur en s’appuyant sur ce même socle pour le retourner contre Israël. 

Pour éviter tout malentendu, et sans rentrer dans les arguties et les subtilités du droit de la guerre, disons très simplement que l’argument de l’interprétation commune de la loi du talion ou de Sodome et Gomorrhe, pris comme des axiomes, est absolument réversible. Quiconque rationalise ou justifie sa volonté d’éradication de l’autre, que ce soit par le symbole d’une justice divine, par sa condition de victime ou autre, se met alors non seulement en dehors de toute légalité — y compris au regard de la « loi du talion », mais affiche un souverain mépris pour l’humanité et la condition humaine en général. 

Et puisque l’actualité ne cesse de nous déborder, proposons sobrement cette réflexion. D’une part, nous pouvons constater que les « appareils d’État » n’ont pas une pratique ni très fine, ni très intelligente de la mesure. Il conviendrait, en attendant mieux (dépérissement, dépassement, etc. selon les affinités politiques), de les contraindre à l’autolimitation en revitalisant et accompagnant leur démocratisation et accompagner tous les mouvements et collectifs œuvrant laborieusement à la reconnaissance mutuelles des torts et des peines — pensons à Standing Togheter, ou à La Paix maintenant. D’autre part, pour ce qui est des « mouvements politiques », si la persévérance dans leur être s’enracine dans une force morale nihiliste passant à l’acte — tel le Hamas —, être en mesure de les faire disparaître est légitime. Il convient de penser comment, et à quel prix : les réponses à ces questions tracent une ligne infranchissable entre les tentations fascistes et la voie humaniste. Pour cette dernière, toutes propositions prenant appui sur l’intelligence de la lettre sont bienvenues.


  1. Raphaël Draï,. « 11. La prétendue « loi hébraïque » du talion. Une introduction à la logique juridique du Talmud », La justice, le droit et la vie. Topiques sinaïtiques – Tome IV, sous la direction de Raphaël Draï . Hermann, 2013, pp. 243-287 ; Ivan Segré, Le manteau de Spinoza, La Fabrique, 2014,  p.99.

  2. Daniela Lapenna, Le pouvoir de vie et de mort. Souveraineté et peine capitale, Presses Universitaires de France, 2011.

  3. Georges Hansel (dir.) « I. Significations de la loi du talion », De la Bible au Talmud, Odile Jacob, 2008, pp. 17-43.

  4. Georges Hansel, op.cit. 

  5. Georges Hansel, op.cit. 

  6. Raphaël Draï, op. cit.

  7.  « La loi du talion dans sa rigueur littérale n’est conservée que dans le cas extrême d’un meurtre », Georges Hansel, op.cit.

  8. Ibid.

  9. Ivan Segré, Le Manteau de Spinoza. Pour une éthique hors-la-loi, La Fabrique, 2014, pp. 98-99.

  10. Achille Mbembe, Politique de l’inimitié, La Découverte, 2016.

  11. Ivan Segré, Misère de l’antisionisme, Éditions de l’Éclat, 2020, p.52.

  12.  Dans son ouvrage Guérir de l’antisémitisme. Pour sortir de la condition post-nazie, Le serpent à plumes, 2005, Gérard Huber a cette formule très éclairante concernant « l’autorisation » que se donne l’anti-antisémitisme, à la suite du procès Garaudy, « à exprimer son rejet d’un judaïsme qui intégrait le sionisme », p.427.

  13. Raphaël Draï, Œil pour œil: Le mythe de la Loi du talion, Section III : Sodome ou le déni de justice, 1986.

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