L’antisémitisme à gauche, la douche froide

Emma / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

Dans ce témoignage, Emma revient sur son ressenti de jeune française non-juive lors de son expatriation en Israël, sa découverte du judaïsme, d’une histoire métissée et complexe. Premières prises de conscience qui lui reviennent après le 7 octobre. Elle s’interroge alors sur l’antisémitisme et les formes pernicieuses qu’il peut prendre dans certains milieux politiques. Le rencontrer dans des espaces de gauche, féministes, écologistes lui fait l’effet d’une douche froide. 

Au départ

Je suis une citoyenne française, biberonnée à la laïcité et sans religion. Une belle opportunité professionnelle m’a amenée à vivre en Israël. J’y ai vécu la vie de jeune expatriée française au Proche Orient : j’ai fait la fête à Tel Aviv, décuvé le lendemain à la plage, beaucoup travaillé, voyagé en Palestine et en Jordanie, fait la fête à Ramallah, visité des camps de réfugiés, etc. J’y ai surtout tissé des relations que je garderai à vie.

Passés les premiers mois d’idylle, il a fallu rapidement se rendre à l’évidence : je parlais beaucoup de politique et de religion avec mes ami.e.s mais on finissait très régulièrement par s’engueuler. Française, de gauche, j’avais des positions pro-palestiniennes assez arrêtées et chargées de reproches envers la société israélienne que je jugeais raciste et paranoïaque.

J’ai vite compris qu’il y avait une vraie asymétrie des savoirs. Les israéliens, par construction, sont très exposés au monde. Ils voyagent en Occident régulièrement, sont eux-mêmes un melting pot, comprennent bien le poids des religions. À l’inverse moi, je ne savais rien d’eux et il a fallu que je comble un déficit abyssal de savoirs : déjà sur la religion, puis sur le judaïsme, ensuite la géopolitique et le tout saupoudré d’une mémoire assez lamentable en histoire ; en somme je me suis formée pour comprendre.

J’ai fait partie de ces gens

J’ai fait partie de ces gens qui disaient à ses amis israéliens sur un ton un peu provocateur « Vous exagérez ; pourquoi être encore réservistes à votre âge ? Vous pensez que la guerre va éclater et que vous allez devoir sauver la patrie ? ».

J’ai fait partie de ces gens qui, sans le dire à haute voix, pensaient que les juifs exagéraient. Oui il y a de l’antisémitisme dans le monde, mais comme il y a du racisme, de l’homophobie, de l’islamophobie et du sexisme. Je ne place pas de hiérarchie entre les inégalités, et les juifs ne sont pas plus persécutés que les femmes. Mais j’ai compris depuis le 7 Octobre qu’une femme française juive violée ralliera moins à sa cause qu’une femme française violée. Il semble en effet que le principe d’intersectionnalité ne s’applique pas à toutes les sauces.

J’ai fait partie de ces gens qui pensent savoir, mieux qu’eux, ce dont ils avaient besoin. Quand je dis eux, je dis les Palestinien.ne.s, les Israélien.ne.s, les juifs, musulmans, chrétiens, de droite, de gauche, religieux ou laïcs, qui vivent là-bas et expérimentent ce conflit dramatique dans leur chair. Sans avoir l’arrogance de le dire trop fort, j’agissais comme si mon avis comptait autant que leur expérience.

La réalité, c’est que si j’ai très facilement vu la souffrance collective et contemporaine des Palestinien.ne.s - les checks points et camps de réfugiés parlent d’eux même - je dois admettre que j’étais absolument aveugle à la haine ancestrale, rampante et encore bien vivace qui touche les juifs.

Cataclysme

Impossible de parler après le 7 Octobre. Je n’arrivais pas à pleurer : blocage complet avec mes amis israéliens - je n’en avais même pas envie - certainement parce que mon rôle était de les soutenir, pas l’inverse. Blocage complet avec mes amis extérieurs ou ma famille, tant ma douleur était difficile à expliquer ; j’ai senti que beaucoup mettaient mon trouble sur le compte de ma douleur pour mes amis, alors que c’était beaucoup plus que ça. C’est un monde de croyance qui s’ébranle.

La douche froide

Après les premières semaines de sidérations, et l’horreur de la guerre, s’ajoute la bataille médiatique dans laquelle j’ai commencé à entendre quelque chose de nouveau : le silence de #metoo. Ce mouvement, que je soutiens depuis ses débuts, d’habitude si vocal, qui place la sororité comme valeur cardinale, était tout à coup silencieux. UN Women, Metoo, et une grande partie des groupes féministes n’ont porté aucun soutien aux femmes victimes de viols le 7 Octobre et – pire encore - remettaient en question les témoignages. J’ai commencé à trouver ça suspect.

Sur les photos de Friday for Future, lancé par Greta Thunberg – que j’ai applaudie car je soutiens l’écologie ! – apparaissent des slogans « Free Palestine ». Je sens l’amalgame foireux. Pourquoi personne ne mentionne les otages ? Moi aussi je suis pour le cessez-le-feu et un État Palestinien mais, les otages ? Certains activistes écolos, que je finance, se positionnent d’une façon qui témoigne d’un manque très évident de connaissances. Antiraciste et décoloniale, une partie de la gauche soutient les Houthis, et est incapable de voir la responsabilité du Hamas. On marche sur la tête, et j’ai l’impression de devenir de droite.

Sortir du silence

Au même titre que j’ai dû admettre que j’étais féministe et écologiste avant que ça soit à la mode (on m’a déjà traitée de « feminazi » et « d’écoterroriste » - clairement ceux qui utilisent ces termes ne savent ni ce qu’est un nazi, ni un terroriste), j’ai dû accepter une nouvelle vérité : je suis sioniste. Mais pas sûre que celui-là devienne un jour à la mode. S’il faut encore le préciser, je suis viscéralement convaincue que les Palestinien.ne.s ont besoin d’un État, mais ça je le dis depuis longtemps. Ce que je disais moins, voire pas du tout, c’est que je suis aussi convaincue que les juifs ont besoin d’un État. Alors pourquoi ce silence ?

Aujourd’hui quand une personne se dit sioniste, on se dit qu’elle est pour les colonies illégales, soutient les ultra-orthodoxes, et défend l’expropriation de terre palestiniennes. Rien n’est plus loin de la vérité, mais impossible de faire entendre cette évidence. J’ai pu ressentir du bout des doigts l’exaspération que doivent ressentir tous les Israéliens obligés, constamment, de se justifier de tout. Car derrière le fait de se justifier d’avoir un État, semble se cacher l’envie de voir les juifs se justifier d’exister. Pour ma part, je crois que je ne me suis jamais pensée « sioniste » car j’avais peur d’être assimilée aux « occupants » ; comme si ce terme était un gros mot. Il m’a aussi fallu du temps pour me penser « féministe ». Les mots, dévoyés de leur sens premier, vous mettent dans une case à tort et cela vous empêche de parler.

Quand j’ai visité Auschwitz avec mes parents vers l’âge de dix ans, je m’étais demandé comment on avait pu laisser faire ça. Tout cela se passait sous nos yeux, et on n’a rien fait. Mais en voyant l’antisémitisme sortir dans un costume neuf pour se déployer avec une vitesse inouïe et donner lieu à des gymnastiques intellectuelles absurdes, j’ai compris. J’ai compris qu’il y avait toujours une bonne raison de détester les juifs, même si je m’en veux d’avoir mis si longtemps à le voir.

Je n’ai aucune formulation habile pour finir ce texte. Je pense aux otages, aux milliers de vies brisées de part et d’autre, au drame de Gaza. Je pense à mes copines et mes copains israéliens et palestiniens, qu’ils soient juifs, laïques, chrétiens ou musulmans, ceux qui veulent vivre en paix loin des extrémistes religieux et nationalistes. Je pense à cette communauté bien maigre d’extra-terrestres sans religion, qui se considère féministe, écologiste, pro palestinienne, sioniste et de gauche. Et enfin à celles et ceux qui croient, sans relâche, qu’un jour la paix viendra. 

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