Quel « rayon paralysant », et comment en sortir ?

Choham Sudre

Tandis que les cadres insoumis ne comprennent l’antisémitisme qu’au prisme des notions d’instrumentalisation et de « rayon paralysant », Choham Sudre propose ici une réflexion stimulante sur la place de l’antisémitisme en France. Elle analyse les formes que revêt la lutte contre l’antisémitisme et formule des pistes pour la rendre efficace.

Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic

Jean-Luc Mélenchon désignait les accusations d’antisémitisme envers LFI de « rayon paralysant » ce début juin, sur son blog. Ce n’est pas la première fois qu’il emploie ce terme. Il qualifiait déjà de « rayon paralysant » les postures du Conseil Représentatif des Institutions Juives (Crif) à son encontre, en 2017 sur Europe 1, ajoutant à l’époque que « la condition pour que l’on vive bien en France, c’est de ne pas importer les conflits qui arrivent de l’extérieur ». Ce qui saute aux yeux c’est que la formule n’a pas changé, contrairement au positionnement sur le Moyen-Orient et à la place prise par  ce sujet dans la campagne insoumise pour les Européennes de 2024.

Depuis le 7 octobre l’antisémitisme explose partout dans le monde, avec notamment en France une augmentation de 300% des actes antisémites recensés au premier trimestre 2024 par rapport à 2023. Cela représente un total de 336 actes. En trois mois, c’est un peu plus de trois violences antisémites par jour¹. C’est dans ce contexte-là que le fondateur de la France Insoumise qualifie dans ce même fameux article de blog l’antisémitisme comme « résiduel en France ». Cette formule résonne douloureusement chez les juif.ve.s de France, quand pour certains, notre passé est un « détail de l’histoire », et pour d’autres, notre présent est « résiduel en France ». Il convient alors de s’intéresser de plus près à ce fameux « rayon paralysant », qui paralyserait ce monsieur depuis si longtemps.

La notion de « rayon paralysant » renvoie au fait qu’une accusation en antisémitisme serait suffisante à discréditer un discours potentiellement légitime et mènerait à ostraciser toute personne sujette à cette accusation. Est-ce réellement ce qu’il se passe ?  De ce que l’on peut constater au vu de la réalité, non. Le bord de droite appuie sur les propos problématiques de Mélenchon de façon purement opportuniste mais sans surprise, à toute occasion et depuis longtemps. En revanche, la gauche ne réagit que très peu à ces propos. Voire prend le parti de Mélenchon et LFI, les dépeignant en victimes de fausses accusations en en faisant presque des Dreyfus (tribunes de soutien au Nouveau Front Populaire², vidéos Blast, …). Parfois du « on ne peut plus rien dire » digne de Pascal Praud. Je suis assez abasourdie que les questions d’antisémitisme aient réussi ce tour de force. Je ricane également de l’hypocrisie de certain.e.s, qui ont critiqué depuis des années les dynamiques violentes à droite pour les reproduire sans hésitation lorsque l’opportunité se présente. Car ce ne sont pas que la droite et les juif.ve.s de droite qui dénoncent le caractère antisémite des propos déshinibés de cadres du parti insoumis. Ce sont également les juif.ve.s de gauche.

Mais loin d’être désespérante (bien qu’un peu tout de même), cette période est riche en potentiel. Ce qui se révèle ici sont les limitations de la structure du débat public depuis des années, et c’est un point de départ nécessaire pour de meilleures perspectives. Il a pu sembler, jusque-là, que malgré tous les efforts des entités de gauche (partis politiques, associations, militant.e.s) la France sombrait inéluctablement vers l’extrême-droite. Or, rassurons-nous, il n’y a aucune fatalité là-dedans. Cette façon d’aborder l’antisémitisme, un sujet politique parmis d’autres finalement, révèle à elle-seule les incohérences, le manque d’écoute,  l’incapacité à résoudre des problèmes, et la rigidité à se remettre en question des milieux politiques comme militants. Cela se fait ici de façon amplement médiatisée, quand sur d’autres sujets ces mêmes personnes ont plus de facilité à noyer le poisson. Ainsi, cette séquence médiatique très dangereuse pour la communauté juive aura au moins l’avantage de faire évoluer pour le mieux le camp de la gauche. A deux conditions cependant : que nous juif.ve.s de gauche soyons assez insistant.e.s, et pédagogues, pour demander à notre camp de prendre ses responsabilités, et que la gauche non-juive soit assez courageuse et à l’écoute pour prendre ses responsabilités. Nous avons besoin d’une gauche forte et cohérente pour faire face aux idées d’extrême droite.

Il est vrai que l’antisémitisme reste tabou en France. Le RN l’a bien compris et fait du pied depuis des années à la communauté juive pour se dédiaboliser³. Il en découle que l’accusation en antisémitisme n’as pas la même portée dans la société française que pour d’autres discriminations, elle serait plus infâmante. Or en réalité cette singularisation est un colis piégé. Cette situation est l’héritage d’une Histoire que la France n’a pas ignorée, sans pour autant y répondre sainement. Elle est comme une cicatrice inconfortable qui démange, non soignée encore aujourd’hui. Et de façon assez logique, comme le tabou de l’inceste et peut-être tous les autres tabous, il n’est tabou que sur le papier. Les allusions à la Shoah sont on-ne-peut plus banales et entendues en tout contexte, que l’on traite de « féminazie », « de kapo », etc. La pire manifestation antisémite que je connaisse, la Shoah, est évoquée, comparée à tout et n’importe quoi, et ainsi banalisée à longueur de journée dans la plus grande indifférence, par tou.tes. En même temps, la moindre accusation en antisémitisme suscite la plus grande désapprobation, par des partis variables en fonction du camp visé. Ce rayon « paralysant » n’est que du vent. Cette singularisation, qui pourrait peut-être se comprendre d’un point de vue historique, est sans conteste hypocrite dans ce contexte-ci. Elle alimente par ailleurs les tropes antisémites qui font « du Juif », l’« autre », et nourrit tous les fantasmes de « minorité privilégiée » et de « pouvoir ». Or nous le constatons, ce jeu des « outranciers » et des « outragés » fait de nos vies un champ de bataille pour leurs joutes verbales et invisibilise nos souffrances. 

Si je veux parler sérieusement, ce que je prétends, et ne pas tomber dans les écueils que je reproche aux irresponsables, il me faut traiter le sujet au-delà du jeu politique pour lequel il est employé. Au-delà de sa formule de « rayon paralysant », que l’on peut considérer comme antisémite en soi, Jean-Luc Mélenchon et son parti sont-ils critiqués injustement sur des propos légitimes ?

Jean-Luc Mélenchon est un habitué des sorties antisémites⁴. Bien que l’article du Monde auquel je réfère parle d’« ambiguïtés », c’est bien la forme que prend aujourd’hui l’antisémitisme après la Seconde Guerre Mondiale. Comme l’antisémitisme est devenu tabou, c’est par les « dog-whistle », les allusions qu’il se manifeste. Cette quantité d’ « allusions » amassées par le politicien sur de si nombreuses années ne devraient plus permettre le doute.  En revanche une réelle question se pose qui concerne la LFI plus généralement, c’est la question du Moyen-Orient et de la critique d’Israël.
La critique du gouvernement israélien et des dynamiques de la société israélienne sont absolument nécessaires. C’est la condition à l’amélioration d’une démocratie, aussi abîmée qu’elle soit. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut que le gouvernement israélien rende des comptes. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut que les citoyen.ne.s prennent leur responsabilité, malgré les traumas, malgré la violence. Israël ne peut pas se permettre d’avoir un débat public aussi médiocre et superficiel qu’en France. La seule façon de rendre vivable cette région du monde est de s’affranchir de l’idéologie et de commencer à travailler sur le concret, avec des propositions solides et réalistes. Il faut des vraies critiques, une réelle remise en question, maintenant. 

Pour participer à rendre vivable ce bout de Moyen-Orient, il faut demander des comptes à toutes les entités qui y ont un pouvoir. C’est la justesse qui donne la légitimité à s’exprimer, c’est l’intention et les efforts également. Or depuis la France, il est difficile de se faire une idée conforme de la situation. Au niveau géopolitique, les dynamiques du Moyen-Orient sont difficilement comprises en France.  La majorité des Français.e.s ne connaît pas les enjeux de pouvoir entre l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar et le rôle que joue Israël dans tout cela. Le narratif qui nous provient notamment des Etats-Unis sur les luttes antiracistes et décoloniales oublie que tout ne tourne pas autour de son rapport à l’Occident. Le Moyen-Orient a ses dynamiques propres, et calquer un schéma Occidental dessus est grossier et simpliste.  Outre cette question de connaissances historiques et géopolitiques qui affectent directement la violence spécifique de ces neuf derniers mois, le récit des événements en France relève du stéréotype. Il y aurait deux camps, les « pro-Israël » et les « anti-sionistes », il faudrait en choisir un, et si l’on n’appartient pas à l’un on appartiendrait automatiquement à l’autre. C’est du même niveau que « communistes » versus « capitalistes » au siècle dernier. Or, ceux qui ont posé les débats en ces termes ont échoué. Quand aujourd’hui Mélenchon utilise le terme de « rayon paralysant » ainsi, c’est qu’il assimile toute personne qui n’est pas « dans son camp » au « camp opposé ». Toute critique est balayée par une rhétorique élémentaire et simpliste. Les cadres de LFI qui jouent à ce jeu sont tout autant problématiques. Il ne s’agit pas de rendre le fameux bout de terre vivable, il ne s’agit pas d’aider. Une posture juste serait d’avoir un peu plus d’humilité et d’être à l’écoute des critiques en France déjà, mais de la multiplicité des voix là-bas. La diversité des voix palestiniennes existe. Pourquoi ne mettre en avant qu’un discours sinon par malhonnêteté ? Que fait-on des voix comme celles de Amira et Ibrahim du podcast « Unapologetic : The 3rd narrative » ? Comment justifier une telle différence de visibilité accordée aux différents discours ? Ce dans quoi se perd LFI est un mécanisme qui nous concerne tou.tes. C’est celui de prioriser notre narratif et de l’alimenter par les faits qui nous arrangent plutôt que d’intégrer à notre raisonnement les faits qui ne rentrent pas dans notre vision du monde, et la faire ainsi évoluer. C’est ce que l’on peut appeler « privilégier la réalité à l’idéologie ». La situation actuelle et le problème de plusieurs cadres de LFI c’est que leur critique d’Israël relève très souvent de l’idéologie, avec des relents antisémites qu’ils ne veulent ni voir ni entendre, dans l’indifférence des autres. 

Cette démarche « réaliste » est parfaitement ignorée. Pour une certaine partie des sujets ce n’est pas si problématique que cela, car d’autres voix en parallèles se font entendre fortement, et l’idéologie des un.e.s doit se réajuster à celle des autres par rapport de force. Or, ce n’est pas la situation des voix juives en France aujourd’hui. La commission nationale consultative des droits de l’homme publiait en 2022 un rapport indiquant que les juif.ve.s subissent 27% des actes racistes, alors que nous ne représentons qu’entre 0,7 et 1% de la population française. Malgré ces chiffres alarmants, la lutte contre l’antisémitisme est invisibilisée depuis de nombreuses années. En dehors du cadre juif, cette invisibilisation se produit à différents niveaux. Au niveau de l’Etat, et de l’Education nationale plus précisément, la question de l’antisémitisme est centrée autour de la Shoah. D’une part, cela met en valeur dans la matérialisation des violences anti-juives le paroxysme de ces violences, au détriment des manifestations actuelles qui en sont atténuées. D’autre part, cela ne permet absolument pas de rendre compte de la manifestation des violences anti-juives actuelles, qui se traduisent et sont alimentées notamment par des discours emplis de suggestions, d’insinuations et d’ambiguïtés. Je n’oublie pas ici les violences physiques auxquelles ces discours conduisent. Ces allusions sont assez évidentes si tant est qu’on a les connaissances nécessaires, ce qui manque cruellement. Au niveau militant et politique, d’autres formes de racismes sont plus visibles, et l’on peine à comprendre les violences liées au statut de « minorité modèle ». Si l’on parle de racisme, on oublie souvent d’en prendre en compte la forme antisémite, invisibilisée, et si l’on précise racisme et antisémitisme, on s’interroge alors de la justification de distinguer les deux. La formule a d’ailleurs une origine historique, ce qu’évoque Jonas Pardo dans l’une de ses formations. Ainsi, l’antisémitisme est très peu compris, la lutte visant à le combattre manque d’outils, de données et d’écoute. Ce désinvestissement a eu lieu également au sein des juif.ves de gauche. Le renouveau de la lutte contre l’antisémitisme est très récent dans ces milieux, et a subi un bond suite au 7 octobre. Le collectif Golem s’est formé dans le contexte de la manifestation du 12 Novembre contre l’antisémitisme, JJR et le RAAR quelques années avant. Le lien en tant que juif.ve de gauche à la vie communautaire et spirituelle peut s’avérer compliqué. Les synagogues traditionnelles n’incarnent souvent pas des valeurs féministes ni compatibles avec la diversité des orientations sexuelles et du positionnement de genre, entre autres difficultés. Les synagogues libérales et massorties héritent des défauts de la France, notamment en termes de questions d’égalité de genre. Dans les textes que l’on prononce à la synagogue, les Patriarches (Abraham, Its’hak et Jacob) sont souvent évoqués. Des initiatives d’inclusions de ces textes notamment par l’introduction des Matriarches (Sarah, Rivkah, Ra’hel, Leah, et parfois aussi Zilpa et Bila), courantes dans ces mouvements hors France, ne sont ou n’ont pas été forcément évidentes ici.  Se pose également la question de l’organisation de structures sérieuses pour la prise en compte des violences sexistes et sexuelles dans ces institutions. Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, mais ces pistes montrent que le judaïsme de gauche a du mal à s’incarner dans des milieux synagogaux. Cela peut résulter en un engagement accru dans la société civile non-juive, qui a les problèmes cités plus haut et dont le gaslighting peut nous convaincre.

A ce moment-là, comment s’en sortir en tant que juif.ve.s et non-juif.ve.s de gauche, si l’on veut être crédibles dans notre antiracisme et y inclure par conséquent la lutte contre la haine anti-juive ? Je propose ici plusieurs niveaux de solutions. La première, le niveau zéro, est de chercher la cohérence. Les concepts liés à l’intersectionnalité sont des outils puissants, qui décrivent les violences anti-juives et donc doivent y être appliqués. Écouter les concerné.e.s, respecter la culture et ne pas se l’approprier, conceptualiser les juifves comme faisant partie d’une « minorité modèle ». Mettre en parallèle le coming-out juif et le coming-out bi, avec toutes les violences psychologiques qu’impliquent de rester dans le placard, ou d’en sortir, réfléchir aux tabous. Le niveau deux, qui relève cette fois-ci de la décence, mais demande un peu plus de temps, est de se former sur l’antisémitisme avant de s’exprimer sur le sujet. Cela va de pair avec produire du contenu pédagogique de la part des concerné.e.s. Le dernier niveau d’action contre l’antisémitisme, le niveau trois, consiste à complexifier sa pensée et son discours. Adopter la nuance de ce que l’on sait, de ce que l’on ne sait pas, et utiliser ses valeurs pour analyser les faits, plutôt que d’utiliser certains faits pour défendre sa vision du monde. Cela implique de garder son esprit critique, garder son esprit ouvert, garder la discussion possible et garder une écoute humble.

  1. Belaïch, « Antisémitisme résiduel en France » : Mélenchon « fait exprès de créer du doute ». https://www.liberation.fr/politique/antisemitisme-residuel-en-france-melenchon-fait-expres-de-creer-du-doute-20240603_V4QEF5BV2FFBRMMLV53WRRUL5Y/

  2. Bantigny et al., « Réponse collective à une infamie. Sur l’accusation d’antisémitisme portée contre LFI. »

  3. Cohen-Solal et Hayoun, La stratégie du double langage, Akadem, février 2019

  4. Cassini, « Antisémitisme : comment Jean-Luc Mélenchon cultive l’ambiguïté », Le Monde, janvier 2024

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