Peut-on séparer les Juif·ves des sionistes ?

Choham Sudre / Illustrations : Julie B.

Alors que le vocable sioniste est devenu un « litmus test » voire  une insulte, Choham Sudre estime que penser rompre le lien avec Sion, et son émanation contemporaine, l’État d’Israël, est un non-sens pour le judaïsme. Pour ce faire, elle propose un long retour historique sur l’ancrage du judaïsme en terre d’Israël, ainsi que l’aspiration à Sion en diaspora, et donne un sens au sionisme aujourd’hui, après 1948, et en diaspora.


Depuis le 7 octobre 2023, les Juives et Juifs du monde entier sont pris·es à partie sur la situation au Moyen-Orient. Certains milieux se revendiquant antiracistes conditionnent même la reconnaissance des souffrances juives aux positionnements des individus sur le sionisme. En caricaturant à peine, si l’on est juif·ve et que l’on se dit sioniste, on est considéré·e comme un·e ultra-blanc·he privilégié·e qui domine le monde, à tout le moins les autres minorités. Si l’on se dit antisioniste, c’est bon, on fait alors partie des « bon·nes Juif·ves », personnes racisées et vivant l’antisémitisme. Quoi qu’il en soit, celles et ceux qui se revendiquent antisionistes sont très minoritaires dans le monde juif. La grande majorité des Juif·ves se définit comme sioniste. Alors que certain·es en rêveraient, est-il imaginable de penser que cette tendance change, et s’inverse? Que « les-Juif·ves » se mettent à être antisionistes ? 

Pour aborder la question, il est nécessaire de définir le terme « sionisme ». Le « sionisme » est un terme moderne pour désigner l’idée bimillénaire du retour à Sion, il apparaît en 1890 sous la plume de Nathan Birnbaum, dans un contexte de forte montée de l’antisémitisme en Europe. Quelques années plus tard, le premier congrès sioniste définit en 1897 le sionisme comme le projet qui « vise à établir pour le peuple juif une patrie reconnue publiquement et légalement en Palestine ». Ce principe est clair :  comme tout autre peuple, le peuple juif a le droit d’autodétermination. Se revendiquer « sioniste » revient à le clamer haut et fort : d’abord les Juif·ves constituent un peuple, et ensuite iels doivent être considérés comme tous les autres peuples, et donc pouvoir disposer d’elleux-mêmes (Art. 1 et 2 de la charte de l’ONU à sa création en 1945). Si l’on admet que le peuple juif est bien un peuple, être antisioniste implique de faire preuve d’un double standard violent et assumé envers les Juif·ves. A part si l’on s’oppose de  façon générale à l’autodétermination des peuples, ce qui est à l’encontre des droits humains les plus élémentaires. Puisque ceci n’est pas facilement défendable, certain·es remettent en question la qualité de « peuple » aux Juif·ves. Mais alors, quand cesse-t-on d’être un peuple et à quelle condition ? Car un peuple juif existait bien il y a 2 000 ans en terre d’Israël. 

Les Juif·ves sur leur Terre

Comment l’identité juive a-t-elle évolué depuis le peuple sur sa terre il y a 2 000 ans au peuple d’aujourd’hui ? Y a-t-il des limites à cette continuité, une rupture quelque part ? Je vais tâcher d’y répondre par une histoire expresse du judaïsme. De plus, mes propos vont s’appuyer sur la recherche historique et archéologique et non sur la Torah. 

Le peuple juif est issu des Israélites, un peuple du Proche-Orient dérivant lui-même principalement des Cananéens. La première occurrence archéologique qui désigne ce peuple est le terme « Israël », inscrit sur la stèle de Merneptah et datant de 1 200 avant notre ère. Les Israélites parlaient l’hébreu biblique, un dialecte cananéen. L’un des premiers marqueurs qui les différencie des Cananéen·nes est la non-consommation de porc. À partir du IXe siècle avant notre ère, iels pratiquent le yahwisme, un culte aniconiste (sans représentations de Dieu) centré autour du dieu YHVH, et célèbrent trois fêtes agricoles majeures : au moment de la naissance des agneaux, au moment des récoltes de céréales et à la récolte des fruits. Ce peuple pratique le Shabbat, dont la première trace archéologique est présente sur un ostracon trouvé à Mesad Hashvayahu qui date d’autour de -630. Iels pratiquent également la circoncision à partir du VIe siècle avant notre ère. Ainsi, les fondamentaux du marquage du temps, de la langue et de la spiritualité juive existent déjà à cette époque ancienne, « pré-juive ».

La transition du peuple israélite au peuple juif se produit par un développement culturel et spirituel en lien avec des événements majeurs de leur histoire. Cette histoire nous amène au judaïsme rabbinique, qui est la structure actuelle de la spiritualité juive et que l’on connaît depuis presque 2 000 ans. Elle est nécessaire pour comprendre l’ancrage du judaïsme contemporain, diasporique ou non, dans la terre d’Israël. Cette partie peut s’avérer dense, n’hésitez pas à la lire en diagonale et à y revenir par la suite.

Deux siècles et quelques après la première mention de ce peuple, deux royaumes israélites se développent au Proche-Orient, le royaume d’Israël, et le royaume de Juda. Le royaume d’Israël est à peu près superposé au nord d’Israël (de Tel Aviv à Ramallah au sud, jusqu’à la Galilée au nord, selon la géographie actuelle) et a pour capitale Samarie (actuelle Sebastia). Il prend fin en -720 par la conquête néo-assyrienne menée probablement par Salmanazar. Le royaume de Juda, situé plus au sud et au centre de l’État d’Israël et au sud de la Cisjordanie, a pour capitale Jérusalem. Il prend fin en -587 avec le siège et la destruction de Jérusalem par le roi néo-babylonien Nabuchodonosor II. C’est alors l’exil des élites du royaume à Babylone, ce qui correspond bibliquement à la destruction du Premier Temple. Cet exil induit les prémices du judaïsme moderne, avec deux centres majeurs du judaïsme, Babylone et la terre d’Israël, et marque le début du judaïsme du Second Temple. C’est une période charnière pour la compilation de la Torah. 

Quelques années après, en -538, Cyrus II de Perse conquiert Babylone. Sous sa domination, les exilé·es peuvent retourner à Jérusalem dans ce qui s’appelle alors la province Yehud Medinata. Pendant 110 ans, une partie des exilés rentrent dans leur terre d’origine au cours du « Retour à Sion », faisant allusion à l’une des collines de Jérusalem. Entre-temps, les adeptes du yahwisme sont devenu·es pleinement monothéistes. Iels ont une nouvelle vision du rôle des prêtres et reconstruisent le temple de Jérusalem entre -520 et -515, on parle alors de Juif·ves du Second Temple. Les Juif·ves de cette période vivent à Babylone, en Egypte et en terre d’Israël, ainsi que dans les provinces grecques puis romaines. Les trois grandes fêtes agricoles sont désormais PessaH, la fête du pain non levé (Exode 23:14-17), qui correspond à la sortie d’Egypte (Exode 34:18-19, Deutéronome 16:1, 9-10, 13, 16-17), Shavouot, la fête des Moissons (Exode 23:14-17), liée au don de la Torah au mont Sinaï (Exode 34:18-19, Deutéronome 16:1, 9-10, 13, 16-17), et enfin Soukkot, la fête des récoltes (Exode 23:14-17), rattachée à la traversée du désert de l’Egypte à Canaan (Exode 34:18-19, Deutéronome 16:1, 9-10, 13, 16-17). Au premier siècle avant notre ère, les premiers bâtiments servant à la purification rituelle juive, les mikveh, apparaissent notamment à Jérusalem, Hébron et Massada.

Entre -167 et -160, alors que la Judée est sous domination grecque, la révolte des Maccabées résulte en une nouvelle indépendance temporaire des Juif·ves et du royaume de Juda sous la dynastie hasmonéenne, une caste dirigeante de prêtres. Les dissensions politiques et religieuses entre les soutiens des prêtres, les Sadducéens, et leurs opposants, les Pharisiens explosent en une guerre civile. Le général romain Pompée en profite pour conquérir Jérusalem en -63 et fait du royaume de Juda une province romaine. Cet événement marque le début des guerres judéo-romaines et la dernière fois que les Juif·ves vivent dans une indépendance durable sur la terre d’Israël avant 1948. 

En 66 de notre ère une révolte juive éclate contre la domination romaine. Celle-ci échoue, et en 70 le Second Temple est détruit, ce qui marque la fin du judaïsme du Second Temple. 

Pour résumer, du XIIe siècle avant notre ère au Ier siècle de notre ère, le peuple juif se constitue sur la terre d’Israël et s’y développe. Sa mythologie fondatrice est compilée et canonisée dans un recueil qui s’appelle le TanaH (du VIIIe au IIe siècle avant notre ère). Ses lois et ses rites sont rassemblés une première fois avec la compilation de la Mishna (du -VIe au IIe siècle).

Des éléments au cœur de l’identité, de la pratique et de la culture juive sont instaurés avec le Shabbat, la circoncision, les trois grandes fêtes de pèlerinage, la Kasherout (règles alimentaires), le mikveh, la lecture du Shemah et de la Amida, et le début du judaïsme rabbinique. 

La destruction du Second Temple donne en effet lieu à l’essor du judaïsme rabbinique. De 132 à 135 a lieu la révolte de Bar KoHba. Elle est menée par un des élèves de Rabbi Akibah, qui est l’un des grands sages de la Mishnah (premier recueil de la Torah Orale). Lors de la révolte, les Juif·ves se font massacrer et Jérusalem est rasée. Les membres des différents courants juifs sont massivement expulsé·es de Jérusalem et de ses alentours, et sont interdit·es d’y entrer sous peine de mort. Iels se dispersent alors plus ou moins volontairement, soit du fait de leur mise en esclavage, soit pour fuir les guerres et pour des raisons économiques. D’autres s’installent à Tsfat (Safed) en Galilée, qui sera par la suite un centre important de la vie juive. L’hébreu biblique sera parlé couramment jusqu’entre 200 et 400 de notre ère. Suite au traumatisme du massacre et de l’exil, les rabbins décident de changer leur approche en interdisant les révoltes armées, préférant développer la culture juive plutôt que de chercher une autonomie politique périlleuse. Cela n’empêchera pas une révolte juive en 614 qui permettra pendant trois ans aux Juif·ves d’être à nouveau indépendant·es à Jérusalem. L’interdiction du retour des Juif·ves à Jérusalem, initiée par Rome, durera jusque vers 638 et la conquête musulmane du Levant.

Les Juif·ves majoritairement en Diaspora

Les prémices du judaïsme rabbinique préparent depuis longtemps des stratégies pour faire face à l’inaccessibilité du temple. Depuis l’exil à Babylone, le peuple juif a dû faire évoluer sa structuration sociale et sa spiritualité pour persister. C’est bien pour ça que le judaïsme rabbinique est développé en terre d’Israël et fait intégralement partie du peuple juif antique. Malgré leur statut d’opposants politiques, les Pharisiens et les Sadducéens font partie d’une unité, l’unité du peuple juif. Lorsque l’abandon des révoltes est entériné par les Sages après la défaite de Bar KoHba, la structuration des Juif·ves en peuple est  prête à être transportée loin de notre terre d’origine. Les rituels liés au temple sont déjà en bonne partie transformés en pratiques relativement exportables, en « rituels souvenirs », en mémoire de l’époque du Temple. Ainsi la pratique juive actuelle, dont la base a été développée du VIIIe au Ve siècle avant notre ère entre Jérusalem et Babylone, est une descendante directe de la structuration de la société juive sur sa terre. 

Le judaïsme est une façon de structurer la société selon la loi juive. Celle-ci contient des éléments liés à la spiritualité, à la mythologie fondatrice du peuple et au souvenir du service du Temple, mais également au rapport à l’autre, à l’organisation civique de la société et à la façon de vivre sur la terre d’Israël. Cette compréhension est permanente, dans le sens où les bases du judaïsme sont l'étude et les mitsvot, les commandements. Ce n’est pas la croyance, à l'image du catholicisme et de l’islam, qui est centrale, c’est l’acte. Ce qui est assez naturel lorsqu’on comprend le judaïsme comme une façon de conserver sa façon de faire société hors de sa terre, et en lien avec sa terre. La pratique juive est intrinsèquement une façon de faire peuple, et une volonté de faire peuple. Les Juif·ves sont bien resté·es un peuple, en dépit des obstacles de l’Histoire.

Pourquoi est-il moins évident aujourd’hui d’en avoir conscience ? Certain·es ne l’ont pourtant jamais oublié, nous tenant toujours et partout pour des étrangers. L’origine même du terme « antisémitisme » provient d’une vision raciste, nous considérant comme inférieur·es parce que provenant du Moyen-Orient. Et à la fois, d’autres cherchent à effacer cette origine ethnique. Pendant des siècles, la majorité des Juif·ves vit en diaspora. En Europe, le judaïsme côtoie une religion qui semble nous ressembler et qui se dit notre « version 2.0 » quand elle n’est pas la version véritable et accomplie de la nôtre.  En France, le contexte post-Révolution nous écarte encore davantage de cette compréhension du judaïsme comme appartenance à un peuple. La décision de 1791 d’inclure les Juif·ves dans la citoyenneté française à la fois nous protège et nous donne enfin des droits, et pourtant nous réduit à une sorte de religion parallèle au catholicisme. C’est le règne de Napoléon Ier qui a risqué de nous donner le coup de grâce. Napoléon cherche à contrôler les Juif·ves car iels ont des pratiques « contraires à la civilisation et au bon ordre de la société » écrit-il à son ministre de l’intérieur fin 1806 avant de promulguer le « décret infâme » en 1808. Les Juif·ves veulent la stabilité, ce qui serait permis par la reconnaissance du judaïsme comme une religion française, avec le catholicisme et le protestantisme. Berr Isaac Berr de Turique, désigné comme un des défenseurs de l’émancipation des Juif·ves en France, promeut même de revenir sur le terme « Juif·ve » pour passer à « israélite », moins connoté ethniquement selon lui. Napoléon rassemble alors des Juif·ves français·es et leur demande de clarifier leur rapport à la France, c’est l’Assemblée des Notables. Parce qu’ils expriment un large désir d’intégration et d’allégeance à la France, Napoléon l’entérine par la création du Consistoire. Le Consistoire est pour lui un moyen de centraliser et de structurer le judaïsme, à l’image de l’Église catholique. Il espère ainsi figer dans la loi juive les positionnements de cette assemblée, qui garantiraient l’intégration des Juif.ves en France. 

Mais il n’est pas très juif de figer les choses sous une autorité verticale. Nous avons bien des conventions que nous regroupons dans la HalaHa, la loi juive, mais elle découle des débats et discussions des sages de la Mishna puis du Talmud. Elles évoluent encore aujourd’hui par les responsa des Rabbins aux questions de notre temps. Il n’est pas très juif non plus de centrer l’identité juive autour de la foi, comme évoqué plus haut. Encore une fois, les piliers du judaïsme sont l’étude et les mitsvot (les commandements). Il ne faut pas croire pour être juif·ve, il faut agir. Ainsi, bien que l’on cherche à nous redéfinir, à nous contrôler et à nous dénaturer, et qu’on nous prive de notre liberté d’autodétermination depuis des siècles, notre histoire et nos actes nous ancrent dans cette réalité d’appartenance à un peuple. 

Pour appuyer cela, remarquez que dans les commandements qui peuvent être accomplis de nos jours (une partie uniquement des 613 commandements formalisés), 26 ne peuvent être effectués qu’en terre d’Israël. De plus, alors que l’office effectué à la synagogue a toujours évolué, le lien à la terre d’Israël y est omniprésent. En effet, les parties les plus importantes de l'office comme les parties qui sont plutôt de l'ordre de la tradition ont été modifiées au cours du temps. La Amida, dont la prononciation trois fois par jour est un commandement, est passée de 18 bénédictions à 19 au cours du temps. La Kabbalat Shabbat, introduction du Shabbat par des psaumes, a été instaurée assez récemment, et comporte des textes écrits au XIIIe et XVIe siècles. Ainsi rien n'est absolument fixé dans le marbre, notre tradition et nos pratiques évoluent, ce qui est fondamental. Ce fait révèle d’autant plus la force du lien à la terre d’Israël. Malgré nos 2 000 ans de développement en diaspora, la terre d’Israël est omniprésente dans le corpus juif et la vie juive. C’est l’un des rares éléments du judaïsme qui fait preuve d’une telle permanence. La Amida, évoquée plus haut, et prononcée trois fois par jour, contient une prière liée à la terre d’Israël. Après le repas, lorsqu’on a consommé du pain, c’est un commandement de prononcer le Birkat Hamazon. Il contient trois bénédictions principales dont l’une concerne directement Jérusalem. A Soukkot, la fête des récoltes, évoquée ci-dessus, l’un des commandements principaux consiste à rassembler les « quatre espèces » de la terre d’Israël, le cédrat, la myrte, le palmier dattier, et le saule. En se mariant selon la loi juive, on prononce notamment 7 bénédictions, dont l’une qui se réfère directement à Jérusalem. Le judaïsme actuel est lié symboliquement, mais aussi très concrètement à la terre d’Israël. Ce lien existe au-delà d’un lieu de pèlerinage, au-delà d’une métaphore. Il est, pour beaucoup de juif·ves, quotidien, il marque les grandes étapes de l’année juive, de la vie juive, il est constitutif du mode de vie juif et il est permanent. 

Le peuple juif, bien qu’ayant une manifestation inédite car longtemps éloigné de sa terre d’origine, est bel et bien un peuple né de la terre d’Israël et qui lui est intimement lié. Le terme qu’on emploie aujourd’hui pour désigner ce lien est le sionisme. On peut donc dire que le socle du judaïsme est sioniste. C’est ce qui explique à mon sens que la majorité des Juif·ves du monde se définissent comme sionistes, c’est, en quelque sorte « fait pour ». Certes, l’identité juive se fonde sur divers marqueurs d’appartenance. Chaque Juif·ve peut se reconnaître davantage dans la spiritualité, le marquage du temps, la philosophie, l’humour, les valeurs juives, etc., ce qui n’implique pas forcément une conscience du lien à la terre d’Israël ni d’y porter un intérêt pour y prendre part. Le judaïsme, dans son ensemble, a beau pouvoir être considéré comme sioniste, tous·tes les Juif·ves ne le sont pas. Pour autant, au vu des éléments ci-dessus, il est difficile d’y échapper. Mais alors, qu’est-ce qui fait qu’on est un·e Juif·ve sioniste aujourd’hui ou qu’on ne l’est pas ?

Aujourd’hui le sionisme et le peuple Juif 

Le sionisme, en tant que principe, est la reconnaissance du caractère autochtone du peuple juif à la terre d’Israël, et de son droit à s’y autodéterminer. Le sionisme moderne, en tant que mouvement politique, appuie sur la nécessité de pouvoir s’autodéterminer en terre d’Israël et y consacre ses efforts pour y parvenir. Il n'exclut pas par défaut la cohabitation avec d’autres groupes ethniques. De nombreux courants aux visions politiques très différentes se sont attelés à cette autodétermination, des révolutionnaires aux libéraux, par des moyens différents, diplomatie ou immigration, et avec des objectifs différents, de la démocratie laïque au royaume. Ce sont ces efforts conjugués ou opposés, ainsi que le contexte historique terrible de la fin XIXe au milieu XXe qui ont finalement conduit à l'État d’Israël tel qu’il existe aujourd’hui. 

Or, le positionnement de chaque Juif·ve vis à vis de l’Etat d’Israël ne peut être simple. Alors que notre légitimité à exister, libres, sur cette terre est indéniable, la situation actuelle est déchirante. L’État d’Israël est accaparé par un gouvernement corrompu et ultra-religieux d’extrême droite qui n’a aucune considération pour la vie humaine, que ce soient les otages ou les Gazaoui·es. Les attentats terroristes sont monnaie courante, et le pays est au cœur de conflits géopolitiques vertigineux. La dureté de la situation amène à prendre ses distances. Tout·e sioniste un tant soit peu raisonnable sera obligé·e de critiquer, à minima, le gouvernement israélien qui nage en pleine folie autodestructrice. Il semble également difficile de ne pas critiquer les modalités actuelles de l’État d’Israël : militarisation importante sans perspective de solution politique, qui est une condition essentielle à la paix. Si l’on tient à l’idée du sionisme, il est urgent que les choses changent, car la situation est invivable. Cependant, certain·es vont jusqu’à remettre en question la légitimité de l’existence de l’État d’Israël ainsi que des sionismes modernes, voire du sionisme en tant que principe. Certain·es promeuvent des idées qui mettent en danger la possibilité d’autodétermination des Juif·ves en Israël.

Celleux-là oublient vite la réalité de la diaspora (et du judaïsme au passage). Nous, Juif·ves français·es, servions il n’y a pas si longtemps de champ de bataille aux politiques, lors des européennes puis des législatives, alors que l’antisémitisme atteignait des taux records. Et ce phénomène est on ne peut plus banal. Il fait écho au passé, où l’on était désigné·es par les princes pour leurs tâches ingrates, puis attaqués par le peuple en colère contre les princes. Ou encore aux époques où l’on s’endettait auprès de nous, prêteurs car le travail de la terre nous était interdit, et que pour se défaire de leurs dettes, on expulsait l’ensemble des Juif·ves du territoire. Se concevoir uniquement en diaspora c’est se résigner à ce rôle de tampon, de disposable. Car nous ne serons jamais assez majoritaires en diaspora pour établir un rapport de force et défendre nos intérêts. Et le monde ne sera jamais guéri au point de s’intéresser et garantir la sécurité des minorités. Ainsi être Juif·ve en diaspora c’est être funambule. C’est aimer son pays tout en sachant que l’on y est en danger. C’est vouloir vivre librement son identité tout en sachant que l’on sera confronté à de l’incompréhension voire du rejet si elle se manifeste « trop ». C’est savoir que l’on n’est jamais une priorité. Ainsi, pour les Juif·ves sionistes de la diaspora, Israël représente — ou devrait représenter — ce filet de sécurité, déployé sous la corde, qui nous permet de vivre pleinement notre vie en diaspora en sachant que l’on a un refuge si la corde casse. Pour certain·es d’entre nous, Israël est ce « safe-space », où l’on sait que l’on peut aller si on veut changer de problèmes. 

Ainsi, le peuple juif est bien un peuple, issu de la terre d’Israël antique, constitué il y a environ 2 500 ans. Depuis sa constitution jusqu’à aujourd’hui, il s’est maintenu malgré de nombreuses épreuves, et reste toujours vivant et ancré. Ses modalités d’existence reposent sur la « vie juive », qui est par beaucoup assimilée et restreinte au statut de « religion ». Au sein de cette vie juive, le lien à la terre d’Israël est concret et omniprésent, le judaïsme a un socle, ou une trame « sioniste » avant la lettre. Cette permanence du lien, ainsi que la violence du vécu minoritaire en diaspora ont conduit au sionisme moderne puis à la création de l'État d’Israël. 

Aujourd’hui, la situation des Juif·ves sionistes est malaisée. D’une part, on ne peut ne pas reconnaître que I'État d’Israël actuel est dysfonctionnel, si l’on se soucie des droits humains et également si l’on est attaché·e à la survie du sionisme. Cela ne peut pas continuer comme ça. Daï !

D’autre part, depuis les événements du 7 octobre 2023, cela fait un peu plus de onze mois que l’on a pu voir en France et à l’international la déshumanisation des Juif·ves israélien·nes, dont le plus flagrant concerne les victimes du 7 et les otages. On a pu voir la démonisation de l'État d’Israël par des traitements médiatiques partiels et partiaux. On a pu voir le mot « sioniste » brandi comme une insulte, associé à « colonisateur blanc ». On a pu voir une flambée d’antisémitisme partout dans le monde. Depuis onze mois, ce sont nos identités qui sont directement attaquées.   

Avant le 7 octobre, beaucoup de Juif·ves de la Diaspora se revendiquaient déjà sionistes et ce depuis longtemps, notamment pour les raisons évoquées ci-dessus. Une partie d’entre elleux a toujours envisagé l’Alyah (immigration en Israël) comme une possibilité très concrète, notamment dans ces circonstances. Avec le déferlement de haine actuel, mondial et inégalé ces dernières décennies, de nombreuses personnes plus éloignées du judaïsme ou du lien à Israël ont commencé à se revendiquer sionistes.  Plus que jamais, les Juif·ves d’aujourd’hui se sentent seul·es et en danger. Plus que jamais, les Juif·ves sionistes aimeraient pouvoir trouver refuge, de façon symbolique ou concrète, dans l'État d’Israël. Cet élan de survie nous oblige, moi ainsi que toutes les personnes qui revendiquent le droit des Juif·ves à exister libres sur leur terre d’origine, à lutter pour que cela soit possible. Cela passe par une critique constructive et légitime de l’État d’Israël actuel, ainsi que par la lutte contre l’antisémitisme partout ailleurs. 

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