#2 : The elephant in the room

Daï / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

Israël est un sujet paradoxal chez Golem. Les membres de Golem entrent en rapport avec Israël de manières si diverses que le consensus est souvent difficile, puisque c’est la question de l’antisémisitisme ici et maintenant qui a présidé à la création de ce collectif. Y coexistent des rapports affectifs, de déférence comme des rapports de méfiance. Par ailleurs, beaucoup affectent une neutralité ou une distance vis-à-vis d’Israël, une velléité de ne pas avoir de rapport avec Israël, de ne pas être enjoints de prendre position — les injonctions sont toujours désagréables. Et la guerre continuée à Gaza suscite un malaise tel que tous les débats internes achoppent dessus. Personne ne parvient à s’en désintéresser, y compris celles et ceux qui refusent d’être défini·es par Israël ou par leur rapport à Israël, et les positions sont si peu réconciliables qu’elles provoquent généralement un mutisme.

En outre, les critiques radicales à l’encontre d’Israël peuvent provoquer une réaction presque instinctive de défense, comme celle que l’on pouvait lire chez Raymond Aron : 

« Je souffre comme eux, avec eux, quoi qu’ils aient dit ou fait, non parce que nous sommes devenus sionistes ou Israéliens mais parce que monte en nous un mouvement irrésistible de solidarité. Peu importe d’où il vient. Si les grandes puissances, selon le calcul froid de leurs intérêts, laissent détruire le petit État qui n’est pas le mien, ce crime, modeste à l’échelle du nombre, m’enlèverait la force de vivre et je crois que des millions et des millions d’hommes auraient honte de l’humanité. » 

Golem n’a jamais voulu se définir sioniste ou antisioniste, mais l’ampleur des discours diabolisant Israël et diabolisant les Juif·ves pour leur soutien supposément inconditionnel à Israël l’a conduit à tenir des positions qualifiées de sionistes de gauche. L’absence, aussi, à gauche, de solidarité avec les otages, alors que nous étions dévastés il y a quelques jours par l’exécution par le Hamas d’Hersh, Eden, Carmel, Almog, Alex et Ori, provoque en retour une solidarité accrue avec Israël.

En effet, l’antisionisme radical et éradicateur peut provoquer en réaction une sorte de sionisme sartrien, comme il y a des « juifs sartriens », chez les plus éloigné·es du judaïsme communautaire et du sionisme, et ce même chez celles et ceux se revendiquant de l’antisionisme. Ce glacis peut parfois même aboutir à suspendre son jugement, à tout le moins le garder à part soi, sur la guerre que mène Israël. Il n’est pas bon d’exercer librement son jugement critique sur une cible par trop menacée, il n’est pas bon non plus de se voir utilisé par les ennemis d’Israël. Mais puisque nous ne disons rien, ou peu de choses, sur le conflit, ce mutisme agace toutes les parties prenantes, celles estimant que la guerre doit être dénoncée avec vigueur, que le terme de génocide doit être utilisé pour la qualifier, celles estimant qu’Israël doit être défendu contre les procès iniques qui lui sont faits.

Qu’appelons-nous là le sionisme, l’asionisme et l’antisionisme ? Nous pouvons apporter à ces termes des définitions mobilisant l’histoire des idées, mais que valent-elles quand ceux qui s’en revendiquent ne s’accordent même pas sur le sens de ces mots ? Quand des personnes aux idéaux si différents peuvent se réclamer de l’un ou l’autre ? Qu’ont de commun les antisionistes messianiques de la secte Neturei Karta, le philosophe orthodoxe Daniel Boyarin et des journalistes français sécularisés et antisionistes comme Dominique Vidal ou Alain Gresh par exemple ? À l’inverse, quelle base commune au néosionisme religieux du fasciste Itamar Ben-Gvir, au sionisme général du centre politique israélien  et au sionisme libéral de Yeshayahou Leibowitz ou de Shalom Ahshav, mouvement militant pour la solution à deux États ? Entre ces deux termes, existe un troisième, l’asionisme. Ce terme propose de regarder le sujet différemment maintenant que l’État d’Israël existe et qu’une société s’est créée : peut-on considérer le projet sioniste comme accompli et la référence au sionisme obsolète ? 

Aussi nous avons trouvé opportun d’explorer dans ce numéro ces rapports à Israël. Il s’agit bien non pas d’Israël mais de notre rapport à Israël. Mais de quel Israël parlons-nous ? La jeune génération n’a connu qu’un Israël dans lequel le processus de paix était au point mort, la colonisation en expansion continue et la gauche amorphe, une société se droitisant chaque année davantage, bref, rien qui ne puisse susciter d’espoir ou d’image idéelle à laquelle se rattacher. D’où un certain détachement. Une affection de diasporisme. Ce terme lui-même semble ne pas satisfaire puisqu’il renvoie à l’idée de centre. Peut-être est-ce là une fuite, une manière de ne pas s’encombrer d’une parenté par trop gênante. Ou peut-être est-ce une manière de regarder Israël comme un État accompli et normal et de réclamer alors la liberté de ne pas se définir en utilisant les termes de sionisme ou d’antisionisme ? Que ce soit parce que nos idées politiques nous poussent à ne pas s’en réclamer ou parce que l’on estime que ce n’est pas notre place et que rien ne nous oblige à avoir un avis sur des problématiques que nous ne vivons pas dans nos chairs.

Mais chez ceux se revendiquant du sionisme, force est de constater une relative méconnaissance d’Israël, de son histoire, de ce qu’il est devenu, et un attachement en fait à l’idée d’Israël, à son rôle d’État-refuge. Ces parenthèses mises à part, le sionisme est actuel pour eux, bien que l’État d’Israël ait déjà été érigé, bien qu’ils vivent en France et revendiquent un lien intangible à la République. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Et pouvons-nous être sionistes sans alyah, de facto sionistes culturels, en rejetant donc sine die l’idée de kibboutz galuyot ? Avec la sécularisation en cours des Juifs de France, la généralisation du mariage mixte, le sionisme permet de supplanter le respect des rites et des interdits comme référence culturelle commune, Israël devient notre bled, notre second pays de cœur, et ce qui fait ainsi office de liant communautaire est précisément l’attachement à Israël. Il n’est nullement tabou de ne pas être pratiquant, voire athée, mais pour peu que l’on affecte un lien à Israël, nous voilà admis dans l’univers communautaire, preuve que cela fait office de socle commun minimal pour l’identité juive.

Mais tout de même, au moment où le sionisme se fait plus actuel, il se démonétise quand on regarde Israël : comment adhérer à l’idée d’État juif si l’État d’Israël a failli à protéger sa population le 7 octobre, si l’État juif réellement existant mène cette guerre à Gaza, si l’idée d’État juif ne peut se dissocier de la colonisation et de l’occupation.

Dans ce numéro, nous proposerons ainsi deux regards sur le rapport à Israël. Paul Djedj évoque comment cesser d’être sioniste, comment avoir avec Israël un lien aussi insignifiant qu’avec les autres États du monde, parce que l’irrationnalité de notre lien avec Israël est délétère pour notre judéité ; tandis que Choham Sudre, à travers un long détour historique, se propose de démontrer que le judaïsme est sioniste, et que la revendication sioniste reste pertinente après l’établissement de l’État d’Israël et depuis la diaspora. Nous proposons, pour poursuivre cette question, de redécouvrir un texte d’Amos Oz, une méditation sur la judéité et le sionisme, tirée du recueil Les deux morts de ma grand-mère. Damien Fabre, quant à lui, raconte l’histoire du sépharadisme de Grèce et des Balkans, mouvement qui fut à la fois sioniste et diasporiste. Quant à Emma, elle évoque son parcours d’adhésion au sionisme, elle qui se revendique toujours propalestinienne. Lisa Hazan interroge quant à elle Mauricio Lapchik, militant de La Paix Maintenant, sur la nécessité de la solution à deux États pour l’avenir d’Israël. Fabienne Messica retrace l’histoire de l’objection de conscience en Israël et de sa perception par la société israélienne. Depuis le 7 octobre, une petite musique se joue pour nier le caractère antisémite de ce massacre : Helena Muzi Cohen et Nathanaël Uhl démontrent de manière implacable la nature antisémite du Hamas et de ses actes le 7 octobre. Julien Chanet analyse les invocations de la loi du talion comme clef de lecture des actes d’Israël. Théo Cohen, professeur de lycée, témoigne de son enseignement du conflit israélien-palestinien, hors des poncifs accusateurs et des discours lénifiants sur l’Éducation nationale. 

Hors de cette thématique, Maëva Journo revient sur les élections législatives de juin-juillet et sur le bulletin NFP qu’elle a glissé dans l’urne, en dépit ou du fait de sa judéité. Emmanuel Sanders analyse un trope antisémite décidement trop fréquent dans l’humour : parler des Juifs attire les emmerdes.

Enfin, Alicia Herz qui décidément exagérait dans le numéro précédent, se demande si elle n’est pas paranoïaque dans un billet acide et Lola Zerbib-Kahanne ajoute son piment avec trois recettes de kémia à l’harissa.

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Penser le banal