Tel un gangster la nuit des longs couteaux, je rêve

Amos Oz / Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic

Document. Dans un texte très touchant l’écrivain israëlien Amos Oz explore les liens qu’il se sent avoir avec le reste du corps juif. Il ne peut se défaire de ce peuple comme on ne peut se défaire d’une partie de soi, de sa famille ou de son histoire. L’amour cohabite avec la haine dans sa maladie juive.

Extrait du recueil Les deux morts de ma grand-mère, Gallimard, 1995

J'ai une relation familiale aux Juifs et à leur douleur. Vous aimez, vous faites partie d'un peuple, et parfois vous éprouvez aussi de la haine. Il n'y a pas de contradiction. Chaque fois que je hais les Juifs, c'est inévitablement une haine intime, qui vient de mon cœur et y est enracinée, parce que je suis l'un d'eux et qu'ils sont en moi.

Nous sommes bien malades. Parfois j'essaie de me consoler par la pensée que les autres aussi le sont, telles la « psyché allemande » et l'« âme russe », que l'« esprit chrétien » est sans nul doute empoisonné, mais ce n'est guère un réconfort. Peut-être sommes-nous un peu plus malades que les autres. Nous avons été tellement persécutés. Tant de haine a été dirigée contre nous, à différentes époques, en différents endroits, sous des prétextes variés, que selon le cours naturel des choses nous avons commencé à griffonner et à fureter partout pour découvrir la faille en nous, la raison de l'hostilité des gens, et nous avons sans nul doute intériorisé une partie de cette haine, nous nous y sommes confortablement blottis.

Quiconque se fourvoie au point de supposer que la maladie juive est simplement le résultat de la dispersion dans les nations et de l'absence de territoire se trompe considérablement. Comme celui qui s'imagine que, maintenant que nous avons obtenu un morceau de terre, nous pouvons nous installer en paix et récupérer. Toutes les victimes de l'oppression et de la persécution – un hassid de Pologne, un  homme d'affaires de Brooklyn, un orfèvre de Tunis, un chohet du Yémen, un ex-komsomol d'Odessa – entassées dans un bus sous le soleil brûlant d'été : le fait qu'ils voyagent tous dans le même véhicule les transformera-t-il en la « génération héroïque » qui « émergera à la lumière éclatante d'un jour nouveau » ? Abracadabra et « les Maccabées ressusciteront » ?

Nous n'avons jamais été capables de nous fixer. Pendant mille, deux mille, trois mille ans, nous n'avons pas réussi à nous établir tranquillement. Où que nous nous tournions, quoi que nous touchions, nous créons toujours une énorme agitation : sueurs froides, nervosité, peur, agression fermentent continuellement. Ce n'est pas le lieu approprié pour chercher le responsable : l'hystérie qui émane de nous vient-elle du fait que nous sommes persécutés, ou bien est-ce l'inverse ? Ou les deux à la fois. Le cœur du sujet est cette fièvre irritante, productive : ces Juifs anxieux, impatients, essayant toujours d'apprendre à vivre à tout le monde, de distinguer le bien du mal. Idées et idéaux. Nous avons même une collection de portraits que nous sortons chaque fois que nous avons l'impression d'être légèrement sous-évalués ou dénigrés : Spinoza, Marx, Freud, Einstein, etc. Tous les prix Nobel juifs. La proportion de scientifiques juifs. Le pourcentage de médecins, de musiciens, etc. Incidemment, la plupart de ces génies étaient des Juifs assimilés qui se sentaient accablés par leur judéité, certains ont même été désavoués et excommuniés. Mais chaque fois que nous sommes « sur la défensive », nous portons leurs noms comme des talismans pour nous protéger des calomnies ou des pogroms. Il est tout aussi populaire ici de nous vanter de descendre des héros de Massada. Mais ces derniers se sont suicidés et ont tué leurs enfants, et nous descendons tous des Juifs « défaitistes » qui ont choisi la reddition, l'exil et la survie. Autre sujet de vantardise, nous sommes les « descendants des prophètes ». Mais aussi ceux des Juifs qui les ont lapidés.

Peu importe : chaque peuple a ses propres fanfaronnades. Nous avons eu notre part de souffrances. Si nous devions en mentionner quelques-unes, une sorte de catalogue des malheurs juifs « choisis », il serait évident que nos souffrances, dans l'ensemble, n'ont été ni héroïques ni romantiques : mais simplement humiliantes – la lie suante, répugnante de milliers d'années d'« autodiscipline » doublée de répression sexuelle, de refus de toutes les joies du monde, de la nature, des plaisirs des sens, de tout ce qui n'est pas la Torah, complétée par une hypocrisie petite-bourgeoise latente, et des accès successifs d'abattement et d'exaltation en rapport avec le monde, sa culture et ses charmes pernicieux.

Les Juifs ne peuvent plus regarder les chrétiens droit dans les yeux : soit ils courbent l'échine et les flattent, soit ils bombent la poitrine avec une sorte de mégalomanie empreinte de solipsisme.

Je hais les Juifs comme on hait sa chair et son sang. Je les hais avec amour et avec honte. Après tout, nous ne sommes pas une « nation », comme les Britanniques, les Polonais ou les Français. Nous sommes encore une tribu, et si quelqu'un nous mord le pouce, nous avons mal à l'oreille. Si un membre de la tribu est tué à l'autre bout de la planète, nous éprouvons de la panique, de l'indignation, de la fureur et du chagrin. Si un escroc juif est arrêté en basse Ruritanie, toute la tribu frémit à l'idée de ce que « le monde » va penser. Si un fonctionnaire ou un directeur est inculpé pour détournement de fonds, je rentre sous terre, honteux et gêné, comme si c'était arrivé dans ma propre famille ; que vont dire les voisins ? 

Oui, nous sommes une tribu, une grande famille, un clan, et certaines fois je suffoque et je veux m'enfuir le plus loin possible pour être seul et ne plus porter le perpétuel fardeau de cette intimité israélienne. Mais il n'y a pas d'issue. Même aux antipodes, je tomberai inévitablement sur un journal étranger avec un compte rendu d'une sale affaire dans l'armée israélienne, ou d'une imposture juive, ou d'une fusillade à la frontière, ou de manifestations d'antisémitisme en Argentine du Nord-Est, et immédiatement je sentirai ma gorge se nouer : encore des ennuis. Et cette sensation de dépression en moi : je dois faire quelque chose, au moins écrire un article sévère, signer une pétition, surprendre quelqu'un.

Il existe une puissante vérité qui ne doit pas demeurer cachée : si ce lien juif hystérique était détruit, comment pourrais-je vivre ? Comment pourrais-je renoncer à cette drogue, à ce besoin d'excitation collective, à ces attachements tribaux ? Et, si je me débarrassais de cette habitude, que me resterait-il ? Sommes-nous vraiment capables de vivre des vies ordinaires, paisibles ? Le pouvons-nous ? Pas moi.

Israël n'est pas une nouvelle page, ni un chapitre neuf. Au mieux, c'est peut-être un nouveau paragraphe d'une page très ancienne. Les Juifs sont venus ici pour se remettre, pour récupérer, oublier, mais ils en sont incapables. Et en fait, au fond de leur cœur, ils n'en ont pas le désir. Ils ne sont même pas venus ici par un libre choix. La moitié d'entre eux sont nés dans ce pays. L'autre moitié se compose essentiellement de réfugiés qui ont dérivé jusqu'ici parce qu'il n'y avait pas d'autre issue. Et le reste, une poignée, quelques dizaines de milliers sur trois millions, sont les seuls qui soient venus par idéalisme et par choix. Ils ont apporté l'ambition brûlante de tourner la page, d'entamer un chapitre absolument neuf : « Là, sur la terre que nos pères aimaient, tous nos rêves seront réalisés. »

Un espoir, exprimé de plusieurs manières conflictuelles, était que dès notre arrivée, dès l'instant où nous toucherions ce sol généreux, notre cœur changerait. Une guérison. Nous en avons décelé quelques signes. C'était une guérison partielle.

Seule la querelle prolongée avec les Arabes retarde ce moment et provoque même une rechute du patient. Peut-être, comme le disent certains, une guerre courte peut-elle « modérer » un peuple, et même lui procurer ses « plus belles heures ». Peut-être. Mais il est certain qu'un conflit qui dure trop longtemps dégrade au lieu d'ennoblir. Dans notre cas, il nous renvoie à notre dépression « héréditaire », aux névroses, à la folie tribale atavique que nous cherchions à fuir, à la mégalomanie, la paranoïa, aux cauchemars traditionnels. Un conflit ensanglanté qui se poursuit depuis des décennies, qui implique l'isolement, le retrait en nous-mêmes, la condamnation croissante du « public » international que nous feignons de mépriser, mais par qui nous désirons être aimés et admirés, avec un besoin proche de l'hystérie, dans les profondeurs de notre « cœur juif affligé », un conflit qui aurait conduit à la démence un peuple beaucoup plus sain et plus résistant que nous. Tout cela est « plus que nous ne pouvons physiquement le supporter.

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